Les États généraux du film documentaire de Lussas
Expériences du regard

Adrien Faucheux et Stéphane Bonnefoi, tous deux cinéastes, ont élaboré cette année pour la première fois la programmation Expériences du regard aux États généraux du film documentaire de Lussas. 24 films sélectionnés sur plus de 1200 : une aventure qu’ils ont pris le temps de nous raconter.

Stéphane Bonnefoi et Adrien Faucheux par Antoine guerci
Stéphane Bonnefoi et Adrien Faucheux par Antoine Guerci

Comment êtes-vous devenus sélectionneurs pour Lussas   ?

Adrien Faucheux : Nous avons tout simplement été contactés par Christophe Postic et Pascale Paulat (ndlr. directeur et directrice artistiques du festival). Quand ils créent un binôme de sélectionneurs, c’est important pour eux que ceux-ci aient déjà travaillé ensemble. Cette expérience de programmation est assez inédite, il ne faut pas en plus essuyer les plâtres d’une première collaboration…. Pour nous, la qualité de relation dans le travail était déjà là, ça a simplifié les choses.

Comment avez-vous travaillé ensemble concrètement ?

Stéphane Bonnefoi: Nous avons commencé à visionner des films fin février et nous devions rendre la sélection fin juin. Nous avons vu plus de 320 films à nous deux, environ 250 chacun de notre côté. Nous avons dû créer des outils de façon à pouvoir communiquer en direct et échanger des informations. Sur le site qui héberge les films, nous pouvions lire et poster des commentaires : ceux des pré-sélectionneurs et les nôtres, ce qui permettait d’avoir des pistes. Nous nous sommes vus plusieurs fois et, au besoin, avons organisé des sessions de visionnage ensemble avec des films qu’on avait aimés ou sur lesquels on avait des doutes.

A.F.: On s’est rencontrés une fois par mois et on communiquait, comme le disait Stéphane, par mél ou par commentaire interposé sur la plateforme de visionnage des films. On l’utilisait de façon inédite comme outil de travail et d’échange parce qu’elle est dynamique et se met à jour en temps réel.

S.B. : C’est important, parce que la dizaine de pré-sélectionneurs avait besoin d’avoir nos retours. Ils nous faisaient remonter des films et ça nous semblait logique de partager nos avis avec eux. C’est un travail d’équipe même s’il est un peu virtuel. Ce dialogue était important pour comprendre nos choix respectifs.

A.F. : Quand ils choisissent un film, ils sont tenus, comme nous d’ailleurs, d’argumenter. Sur quels aspects cinématographiques nous sommes-nous basés pour juger ? Car nous sommes appelés à juger et trier. Les pré-sélectionneurs précisent un certain nombre de points qui les ont frappés dans les films vus, en retour nous répondons et posons nos propres points. Cette manière de travailler plus collective s’est mise en place dès le début.

Quelle ligne directrice vous êtes-vous fixée ?

S.B. : Au début, nous n’avions pas vraiment d’idées sur la question, mais au fil du temps il nous est arrivé de définir un cadre parce qu’il y a quand même des critères objectifs pour définir un bon ou un mauvais film. Je prends toujours l’exemple de films pour lesquels on nous disait souvent ah c’est intéressant ou j’ai appris des choses. Mais apprendre des choses n’est pas déterminant pour juger de la qualité d’un film. Il nous a fallu, en quelque sorte, définir ce qui nous semblait important, qu’on soit d’accord sur des questions de cinéma qui ne sont pas uniquement des questions de fond ou de sens. 

A.F. : Il y a peut-être une chose importante que nous n’avons pas évoquée, c’est d’avoir un minimum de rapport affectif et émotionnel aux films. Même s’il repose sur des dispositifs d’écriture sophistiqués, un film ne fonctionne que s’il passe par la « case » de la sensibilité. Ce n’est pas quelque chose qu’on s’est imposé, qu’on s’est mis comme point de repère, c’était juste naturel pour nous.

Dans les films que vous avez vus, est-ce que vous avez pu identifier certaines thématiques ou certains procédés récurrents ?

A.F. : Avant tout, ce qui est formidable, c’est d’avoir accès au panorama complet, quasiment exhaustif, de la production d’une année de documentaires en France, en Belgique et au Canada.

S.B. : Beaucoup de films assez conventionnels, des films avec beaucoup de voix off, des films de voyage, des films de copains…

A.F. : Un grand nombre de films autoproduits, beaucoup sur des groupes de personnes qui s’associent pour mener des actions collectives, plutôt dans le champ du social.

S.B. : La question des migrants, des films de famille aussi.

A.F. : Des films à la première personne et des films de télévision très balisés, que ni nous, ni les pré-sélectionneurs n’avons fait remonter.

S.B. : Et puis il y a huit films belges sur les vingt-quatre. Proportionnellement, c’est énorme. Cela raconte aussi quelque chose. Tous quasiment ont été diffusés à la télévision belge. On sent qu’ils sont peut-être moins frileux que nous en France. Il y a beaucoup plus d’originalité, de singularité…

A.F. : On avait aussi un certain nombre de films d’écoles : l’école de Lausanne et deux films du Fresnoy, et puis trois films du G.R.E.C. qui fête ses 50 ans cette année. C’est important que ces films soient vus, d’autant plus que ce sont des bons films. 

Comment avez-vous conçu la programmation ?

S.B. : Nous n’avons pas cherché à avoir une programmation de films qui soient forcément liés l’un à l’autre dans une même séance. Et parce que nous sommes dans un festival où la dimension humaine est très importante, nous avons préféré associer de jeunes réalisateurs à des réalisateurs bien plus expérimentés. Même si certains films avaient évidemment quelques fragilités, il nous a semblé important de faire ce choix parce que ce sont des films qui osent la forme. Sur les 320 que nous avons visionnés, beaucoup sont quand même très formatés, peu de cinéastes se sont dit prenons la liberté qui nous est offerte, allons-y. Et c’est dommage parce que le documentaire permet de réaliser des tas de choses avec peu de moyens. Ce n’est pas seulement la question de l’argent qui est posée. Notre programmation était aussi un encouragement à ce cinéma-là, qui ose. 

Avez-vous eu de vrais coups de coeur ? 

A.F.: C’est étrange parce qu’il y a des coups de coeur avant le festival et des coups de coeur après. Je suis quand même assez content parce que j’aime vraiment tous les films que nous avons montrés. Mais avant et après le festival, il y a un état d’esprit et un ressenti assez différents, notamment parce qu’on a vu les films en condition de projection et qu’on a rencontré les réalisateurs.

S.B. : Les films qui m’ont le plus marqué sont liés aux rencontres qui ont suivi, pour nous c’est indissociable. Et puis il y a la projection et le débat pendant lequel on devient aussi acteurs. 

Comment avez-vous vécu les réactions dans la salle ?

A.F. : Nous avons eu la chance de vivre de très beaux échanges avec le public. Mais, j’ai été aussi un peu en attente de davantage de réactions. Il me semble que le public de Lussas était plus réactif il y a quelques années, il participait davantage, se mouillait plus. Entendre un spectateur râler contre le film Phalène, par exemple, m’a fait presque plaisir parce que je retrouvais ce public qui ne se sent pas gêné de prendre la parole, qui n’a pas peur de s’affirmer.

S.B. : J’ai trouvé ça très étonnant aussi, j’ai trouvé le public assez sage.  Les gens venaient nous parler à l’issue du débat mais pas énormément pendant. Est-ce que c’est de l’appréhension ?  Est-ce qu’ils se disent que nous sommes du côté de ceux qui savent et se sentent du coup écrasés ? On a essayé justement de ne pas rentrer dans cette dynamique là, de faire parler plutôt nos propres émotions et nos ressentis. C’est aussi ce qu’on a fait à travers notre sélection. Nous n’avons pas voulu défendre une ligne préétablie afin justement de favoriser les débats.

A.F. : Sur le film In Another Life, un spectateur a posé la question de l’argent, c’est ce qui a permis à Philippe de Pierpont, le réalisateur, de dire des choses très importantes et de répondre à des questions que tout le monde se pose. Les gens ont peut-être eu peur de poser des questions bateau ? Peut-être aussi que le public est davantage dans un rapport de consommation, c’est-à-dire qu’il vient voir beaucoup de films et les débats l’intéressent moins. Christophe et Pascale nous avaient alertés là-dessus. Il faut encourager les spectateurs, parce que le débat et l’échange font partie de l’ADN de Lussas. 

Est-ce qu’il y a eu un passage de témoin entre le duo précédent et vous ?

A.F. : Non, tout est passé par Christophe et Pascale. Nous étions à Lussas les années précédentes et nous avions vu les sélections de nos prédécesseurs. Mais nous n’avons pas échangé directement avec eux sur le travail. La continuité a été surtout assurée par les pré-sélectionneurs, qui étaient là avant nous et avec qui nous interagissions via la plateforme.

En quoi votre métier, le montage pour Adrien, a-t-il influencé vos choix ?

A.F.: On demande souvent à des musiciens : comment faites-vous pour continuer à être émus par une grande symphonie alors que vous savez comment c’est fait ? Le musicien entend le concert et même s’il a la partition mentale en tête, ça ne l’empêche pas d’être emporté. Quand je regarde des films pour mon plaisir, pour me divertir, je sais comment c’est fait, je sais quand et pourquoi il y a un choix d’écriture en termes de tournage et en termes de structure de récit, mais  ça ne m’empêche pas d’être ému, de pleurer, de rire. Les choses s’ajoutent et se conjuguent, elles ne se soustraient pas.

Qu’est-ce que cette expérience laisse comme traces ?

S.B. : Ca diffère un peu selon les expériences de chacun. J’ai peut-être mieux compris l’exercice de la critique telle qu’elle se pratiquait au 19ème siècle. J’ai trouvé ça d’une richesse incroyable, d’avoir notamment à écrire sur les films. Même si ça reste en interne, justifier ses choix pose à chaque fois énormément de questions, pas uniquement sur les films visionnés mais aussi sur notre propre travail. Je me suis peut-être dit, plus qu’avant encore, combien il est difficile de faire un bon film, combien il faut maîtriser de paramètres, combien il faut à la fois d’exigence de travail et d’instinct, d’envie, de passion. Il y aura forcément un impact sur ma façon de travailler, sur ma manière d’envisager le travail à l’avenir, quelques crans supplémentaires sur le curseur de mes principes et de mon exigence.

A.F.: Je souscris totalement. 

Vous êtes prêts à recommencer l’expérience en 2020 ?

S.B. : Bien sûr, même si on n’a pas encore pu vraiment débriefer, mais ils n’ont pas l’air mécontents.

A.F.: J’ai vu Christophe Postic avant de partir et il m’a dit qu’il y avait de très très bons retours. Je suis très enthousiaste. On ne refera pas les erreurs qu’on a faites et on ira plus vite. Et puis nous avons hâte de retrouver le travail d’équipe mis en place avec les pré-sélectionneurs pendant les mois de visionnage. À Lussas, nous avons organisé une réunion avec eux, parce que comme ils viennent de toute la France, de Suisse et de Belgique, c’est difficile de rassembler tout le monde. Nous avons donc profité du fait qu’on était tous là-bas pour se voir. Ils nous ont dit que c’était la première fois que ça se déroulait ainsi. Ils étaient très contents. C’est une vraie expérience humaine.

Quels sont vos projets ?

A.F.: Cette année je vais monter trois ou quatre films. C’est une année très chargée. Ces projets vont me mener jusqu’en mai où on va se concentrer sur Lussas 2020. Sinon, je travaille sur un projet de film en tant que réalisateur.
 
S.B.: Moi, je travaille essentiellement à la radio, je fais du documentaire sonore. Je viens de finir une série pour LSD, la série documentaire sur France Culture et je continue à faire du documentaire unitaire. Je travaille aussi sur un nouveau livre. Mais je n’ai plus de projets de films pour l’instant parce que c’est trop de travail. J’ai fait deux films, qui étaient deux films très personnels et je crois qu’on n’a pas cinquante films comme ça dans le ventre. Peut-être que j’en referai un jour, mais pour l’instant je n’en ressens pas la nécessité.

Publié le 26/09/2019 - CC BY-SA 4.0

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