Boum Boum
de Laurie Lassalle

Sortie en salles le mercredi 15 juin 2022.

« Je rencontre Pierrot à l’automne 2018. Nous manifestons ensemble au cœur du mouvement des Gilets jaunes. La terre tremble, nos cœurs aussi. Nos corps se mêlent à des milliers d’autres qui expriment leur colère dans la rue tous les samedis. »  

Boum Boum © Mouvement, Les Films de l’œil sauvage

L’avis du bibliothécaire

Les Gilets jaunes

Le mouvement des Gilets jaunes a démarré en 2018 par des appels lancés dans les médias sociaux à manifester le samedi dans toute la France contre l’augmentation du prix des carburants automobiles. Il a peu à peu grandi pour devenir l’expression de la colère des classes populaires et moyennes face à leur sentiment de paupérisation et de déclassement. La mobilisation des Gilets jaunes a été particulièrement forte dans les départements de faible densité fragilisés par les inégalités et l’éloignement des services publics. Le mouvement a rassemblé une majorité de citoyens n’appartenant à aucun parti, mais a aussi compté dans ses rangs des militants d’extrême droite, d’extrême gauche, ainsi que des complotistes.

Amour Anarchie

Le film de Laurie Lassalle, Boum Boum, est à l’image du mouvement des Gilets jaunes : remuant, violent, utopiste, désespéré, chaleureux, candide. Il documente au plus près les manifestations parisiennes des Gilets jaunes par un ensemble de portraits saisis sur le vif qui restituent la parole de ces femmes et hommes issus de milieux sociaux variés. C’est aussi un film où la cinéaste laisse libre cours à sa fantaisie, à ses sentiments amoureux, qu’elle mélange à la politique avec franchise et liberté. Le résultat offre un éclairage sur ce mouvement social et fait parfois sourire quand se télescopent les discours d’un jeune royaliste, de Pierrot citant Juan Branco, d’un sosie de Che Guevara parlant d’anarchistes autonomes et de « stal », d’une dame qui déclare : « c’est fini, l’ancien système ne doit plus être. On est en train de tout changer, de tout réformer. Après, y’a plus de pacifisme, on prendra les armes », et encore de Pierrot qui parle d’amour libre mais se heurte à la difficulté de mener deux histoires sentimentales de front. Un film foutraque, sympathique, naïf, sans complexe, irritant ou enchanteur, sur le mouvement des Gilets jaunes.

Images et sons

Laurie Lassalle enregistre le son et filme en haute définition avec un appareil photo, léger, de bonne sensibilité. Elle n’utilise pas de « steadicam » (harnais de portage de caméra), ce qui rend la prise de vue discrète et lui permet de suivre facilement les mouvements de foule et les corps en mouvement. De plus, elle a choisi un objectif de 50 mm, focale obligeant à se rapprocher des protagonistes, ce qui accentue l’effet d’immersion et de proximité. Elle a accumulé pour ce tournage une trentaine d’heures de rushs.

À l’image, on voit des femmes, des hommes en train de marcher, des échauffourées, une voiture en feu se consumant au son du concerto en ré mineur La Stravaganza de Vivaldi.  

La bande son offre un espace aux propos des manifestants, souvent en voix-off.

Paroles paroles

Dans ce film, les Gilets jaunes expriment une multitude de points de vue d’un grand intérêt documentaire, ce qui évite au film de n’être qu’une simple illustration stylisée du mouvement social. C’est pourquoi il est intéressant de plonger plus précisément dans le flot de paroles de Boum Boum, non formatées, disparates, mais révélatrices.

Dans le pré-générique, des jeunes gens portant des gilets jaunes dansent place de la République à Paris avec, en bande son, une sorte de musique composée de bruits ambiants légèrement déformés. Puis une voix off se fait entendre : « Pierrot, je t’ai rencontré il y a quelques jours, je devais aller chez le coiffeur et c’est toi qui m’as coupé les cheveux. On a parlé de films, d’arts martiaux, de révolution. Tu m’as dit que tu avais quelqu’un dans ta vie, que tu étais en couple libre. Tu tentes de nouvelles formes, tu rêves un nouveau monde et moi je veux ouvrir ce monde avec toi. »

La voix off continue sur des images de barricades et de voitures en feu : « 1er décembre 2018, je suis avenue Kléber [vers l’Arc de Triomphe], tout brûle. J’ai la sensation d’entrevoir une nouvelle ère. Tu dois être en première ligne ou derrière les barricades. J’espère reconnaître ton immense silhouette. »

Une dame : « Nous, on est les perdus du système. Qu’est-ce qu’on a à part les Gilets jaunes pour nous soutenir ? Moi, je cherche. J’ai pas trouvé encore un parti politique qui puisse répondre à mes attentes. Gauche, droite, rien à en tirer. On n’en est plus là maintenant. Il faut remettre les pendules à l’heure. On est dans un pays soi-disant libre. On n’a jamais eu autant de restrictions. Aujourd’hui, le droit de manifester, on l’a pas, le droit de grève on l’a plus. On a dit amen à plein de chose. Moi, mon oncle ancien résistant, il s’est battu pour libérer la France, il s’est battu pour les congés payés, il s’est battu pour les jours fériés, il s’est battu pour les 39 heures et on est en train de tout foutre en l’air. »

La cinéaste : « Nous sommes en plein hiver et je sens pourtant le souffle immense du printemps. Ça cogne dans mon cœur, je ne sais plus si c’est les rythmes de la foule ou si c’est toi. » Un peu plus tard, c’est le réveillon 2019 : « Cette nuit-là, nos corps ne se sont plus quittés une seule seconde. Cette nouvelle année s’annonce inflammable. Depuis notre rencontre, j’ai hâte de vivre chaque samedi. »

Pierrot : « Moi, j’suis anarchiste ! » Un jeune royaliste frappe un tambour sur lequel est scotché une image du Christ explique : « Être royaliste, c’est être anarchiste plus un, Dieu, qui nous donnera un roi quand on le méritera. Moi je suis providentialiste. Le roi c’est le Christ, le pouvoir aux travailleurs : il faudrait qu’il y ait à l’Assemblée des boulangers, des ingénieurs, des avocats, je ne suis ni droite, ni gauche, et ensuite un arbitre qui ne s’occupe que des pouvoirs régaliens : c’est le roi. Mais il faut sortir de l’Union européenne. » Pierrot : « Mais c’est pas mal comme programme ! » [Même s’il exprime ses différences] Le royaliste : « En 89, c’est pas le peuple qui a fait la révolution. C’est une bande de grands bourgeois. Le peuple voulait que le roi les protège. Moi je suis féodal mais pas dans un sens marxiste. Le premier qui a instauré la féodalité chrétienne c’est le Christ. Je suis pour une société des devoirs. Plus on a reçu, plus on a à donner. Je veux qu’on supprime les partis. J’ai vu dans la foule, il y a des noirs, des arabes, c’est des gens super. Le Christ, surtout la Sainte-Vierge, je la sens vraiment agir dans ma vie. »

Une séquence documente des blessures de flashballs, illustrant la violence des affrontements.

Pierrot : « J’ai compris un truc grâce à Juan Branco. J’ai fait confiance aux politiciens, aux journalistes et aux spécialistes ; j’ai accepté que l’extrême gauche porte les revendications et en fait c’était une médiation. Les gens qui ont du patrimoine culturel s’en servent pour imposer leur agenda politique au prolétariat. En prétendant défendre le prolétariat, l’extrême gauche qui dit par exemple, qu’au nom de l’humanisme, on peut faire chier les Chinois sur le Tibet, impose sa vision. Les Gilets jaunes, non seulement on reprend la parole aux journalistes, aux politiciens, mais aussi à l’extrême gauche. On s’en bat les c… de vos valeurs qui sont des trucs de bourges. Ça veut rien dire gauche droite. Y’a trop de gens dans mon milieu qui sont des sur-connards. J’avais un pote qui votait Sarkozy, c’est un  » prol. « , y votait Sarkozy, c’était un soleil. » 

La sœur de Lamine Dieng parle de son frère décédé en 2007 lors de son arrestation à Paris par des policiers.

Un jeune émigré : « Je travaille, j’suis pâtissier. Destitution du Sénat ! Les sénateurs, faut tous les virer ! Moi quand je travaille pas, mon patron ne me paye pas. On est tous unis : moi, y’a un mec du Front National qu’est par terre, je lui tends la main, j’en ai rien à foutre. On en est là aujourd’hui. J’suis un arabe d’origine, parce que je suis né en France. Un mec d’extrême droite qu’aime pas les arabes, je n’en ai rien à foutre parce que je le relève. J’le relève parce qu’il est avec moi, il a un Gilet jaune. On est tous ensemble. L’extrême droite et l’extrême gauche ensemble, Manu, t’as fait un truc de ouf. Personne n’a jamais fait ça, bravo ! »

La cinéaste : « J’ai repris confiance dans la rue avec toi. T’as un pouvoir magique qui me transforme à ton contact, tu m’as ensorcelée, tu m’as bouleversée. » 

Pierrot a reçu un impact de flashball sur sa jambe et soigne sa plaie. Il a une toile d’araignée tatouée sur la gorge. Son corps allongé dans un lit remplit l’écran avec un feu d’artifice en surimpression.

Olivier, un manifestant venant régulièrement de Reims : « Venir manifester ça coute de l’argent : prendre la voiture, prendre le train depuis Reims, payer les amendes. » Une séquence de gaz lacrymogènes commence à l’issue de laquelle on retrouve Olivier blessé à la tête par un flashball, soigné par des manifestants puis par des pompiers. Un réalisateur indépendant est lui aussi blessé à la tête.

Laurie : « Depuis quelque temps, j’ai peur que tu disparaisses. Hier, t’étais ailleurs, j’ai essayé de ne rien savoir. Tu m’as imposé un silence, j’ai compris qu’il y avait des jours et des nuits où je n’existe pas. On voulait déconstruire les règles de l’amour. Je me cogne maintenant au réel. Les jours où tu disparais et où je n’existe pas me font de plus en plus mal. Toi, tu as tout et moi je te veux pour moi toute seule. Je te déteste. Je sais que nous échouons ici à vivre un amour libre sans jalousie, sans peur, sans tristesse. Des kilomètres de paroles pour nous rassurer, calmer nos doutes, nos égos et nous retombons dans les rôles fades qu’on voulait brûler. Je ne sais plus si je me bats avec toi ou contre toi. Tout s’effondre sous mes pieds. »

Un homme écrit sur un mur : Où tu iras, gilet ! 

Laurie : « Je t’aime mais je décide de te quitter. Aujourd’hui je marche sans toi dans les rues et sur les toits et je sais plus à quel corps me raccrocher. » Images du Fouquet’s et d’un magasin Lacoste vandalisés et dévalisés. Laurie : « Je t’ai retrouvé par hasard près de l’Arc de Triomphe. Tu as un train à prendre. Je n’arrive pas à te laisser partir. »

Parc Monceau, Laurie à Pierrot : « Monsieur, que pouvez-vous me dire de la liberté ? » – « Franchement la solitude, c’est un peu la liberté. »  – « Oui, c’est vrai. » – « Vous avez l’impression d’être seul ? » – « Et vous, [à la cinéaste] vous pouvez me dire quoi de la liberté ? » – « Oui c’est vrai que la solitude c’est un peu de la liberté. » 

Laurie : « Je souris car je ne sais pas encore la douleur qui va m’assaillir des mois durant. Étrangement, des mois après notre rupture, le mouvement des Gilets jaunes s’essouffle. Je ne te trouverai plus de l’autre côté de l’Étoile. Tu as disparu à présent sous un silence de plomb. »

Sous les pavés, la plage

A la fin du film, la cinéaste filme une plage, loin de Paris. C’est la nuit, les vagues s’effondrent sur le rivage : « Nos cœurs guériront et dehors tout se soulèvera à nouveau. » Laurie Lassalle a privilégié une approche sensible, charnelle. Pour caractériser son travail, elle a dit : « Je n’ai pas voulu faire un film sociologique, ce qui n’exclut pas sa dimension sociale évidemment. » Boum Boum, que chacun regardera avec empathie, humour ou irritation, documente avec chaleur le phénomène des Gilets jaunes dans toute sa dynamique et ses éventuelles contradictions.  

Jacques Puy

Bande annonce

Rappel

Boum Boum – Réalisation : Laurie Lassalle – 2021- 1 h 50 min – Production : Mouvement, Les Films de l’œil sauvage – Distribution : JHR films

Publié le 13/06/2022 - CC BY-SA 4.0

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