Appartient au dossier : Voyage d’étude au Québec

Des travailleurs sociaux en bibliothèque au Québec, une initiative qui fait boule de neige
par Alexandre Favereau-Abdallah, responsable du développement et de l’accueil des publics, ville de Paris

Retour sur l’initiative pionnière de la bibliothèque de Drummondville qui a créé un poste de travailleur social pour répondre à un contexte de crise.

Le Canada fait face depuis plusieurs années à un contexte de crises socio-sanitaires : crise du Covid, du logement (le taux d’inoccupation des logements au Québec est de seulement 1.3%), des opioïdes (le nombre de décès, 53 par mois au Québec en 2024, continue de croître), inflation… Entraînant précarité, hausse du nombre de sans-abri, stigmatisation, dépendances, souffrances psychiques et besoins d’accompagnements pour toute une frange de la population.

Le rôle des bibliothèque dans un contexte social dégradé

Dans ce contexte, le rôle social des bibliothèques québécoises constitue un axe primordial de développement pour accueillir au mieux toutes les franges de la population. Services en direction des nouveaux arrivants, accueil des populations précaires, aménagements des espaces, sont autant d’actions déclinées avec succès (30% de la population est inscrite en bibliothèque au Québec).

Tableau noir installé dans l'espace café de la bibliothèque avec écrit à la craie : "café au suivant : 2"; "Muffin au suivant : 1"
Café « au suivant » à la bibliothèque de Drummondville

Pour autant, si ces dimensions sociales sont historiquement fortement ancrées en Amérique du Nord, c’était, jusqu’il y a peu, moins vrai, au Québec. Face à ces problématiques sociales accrues, les bibliothèques québécoises expérimentent de nouvelles formes d’approches des publics précaires.

En 2023, l’Association des bibliothèques publiques du Québec a publié un mémoire intitulé « façonner le travail social en bibliothèque publique », afin de proposer un cadre d’interventions et des préconisations.

Parmi les initiatives visant à asseoir le caractère inclusif des établissements, la création de postes spécifiques, aux financements ou portages croisés, est particulièrement intéressante. Ainsi, la mise en place de postes « d’agents de liaison » dans les bibliothèques de Montréal (co-financés par le ministère de l’immigration et des communautés culturelles) vise à tisser des liens notamment avec les nouveaux arrivants.

Mais c’est une expérience menée à Drummondville, où la bibliothèque a décidé d’intégrer à son équipe un travailleur social, intervenant de rue, qui a créé une certaine effervescence au Québec.

Les pionniers de Drummondville

En 2017, à l’ouverture de la nouvelle bibliothèque de Drummondville (BPD), la fréquentation a fortement augmenté. Or, le contexte social de cette ville de 80 000 habitants est dégradé : forte croissance démographique couplée à une crise du logement particulièrement sévère, générant situations « d’itinérance » (selon la dénomination québécoise), dépendances, et problèmes de santé mentale… Autant d’éléments qui ont des incidences en bibliothèque, notamment sur les usages et la cohabitation des publics.

Façade vitrée de la bibliothèque et œuvre d'art dans l'herbe consistant en deux formes d'œuf métalliques
Extérieur de la bibliothèque de Drummondville

Ainsi, l’établissement a dû faire face à une forte hausse de fréquentation d’usagers en rupture mais aussi des situations de tension entre usagers ou avec les bibliothécaires, qui ne sont pas toujours formés ou en capacité d’accompagner la désescalade. Après une brève tentative d’approche coercitive en 2019 (règlement, ajout d’agents de sécurité), un changement de focale radical s’est opéré en 2020. Jean-François Fortin, responsable de la structure, souhaitait renforcer les liens avec les populations précaires, tout en sensibilisant les autres usagers afin que les plus fragiles puissent continuer de fréquenter la bibliothèque.

La création d’un poste de travailleur social…

La BPD et l’organisme communautaire La Piaule, spécialisé dans l’accompagnement des personnes en très grande précarité, ont mis en place un partenariat pilote qui a démarré en 2021.

D’un côté, la BPD finance la Piaule à hauteur du salaire d’une « intervenante de milieu ». De l’autre, l’organisme, en lien étroit avec la bibliothèque, la recrute, la forme et l’encadre. Elle est intégrée à l’équipe de la bibliothèque 20 heures par semaine. Le reste du temps (15 heures par semaine), elle travaille dans la rue, dans les structures communautaires, les bars, à la rencontre des habitants et donc des usagers de la bibliothèque mais dans un autre contexte, pour développer avec eux une relation de proximité.

Elle bénéficie aussi de temps de coordination de projets, d’échanges avec ses collègues de la Piaule, dont elle dépend. Ce double environnement professionnel lui permet d’échanger avec ses pairs sur des situations rencontrées et donc de conforter ses pratiques déployées au sein de la bibliothèque, tout en entretenant une connaissance fine des acteurs et de la vie du quartier.

… aux effets rapidement mesurables

Cela a pour effet une bibliothèque plus apaisée, avec une forte diminution de la fréquence et de l’intensité des conflits d’usages impliquant les usagers vulnérables dans la bibliothèque. Cette présence conforte le caractère inclusif de la bibliothèque où chacun peut trouver une place et réduit sensiblement les exclusions d’usagers.
Avec le renforcement des liens avec les acteurs communautaires, la résolution de situations complexes, l’acculturation des bibliothécaires (plus à l’aise dans la gestion de situations complexes) mais aussi des agents de sécurité, le bilan dressé et partagé a été unanimement salué dans tout le Québec et inspire de nombreux établissements. Depuis, plusieurs bibliothèques ont mis en place des projets de cette nature.

Projet de la bibliothèque Gabrielle Roy

« La bibliothèque doit rester un lieu d’inclusion afin d’accueillir tout le monde sans discrimination. »

Éric Therrien, Directeur des bibliothèques Gabrielle-Roy et du centre-ville, des collections et de la stratégie numérique

Dans son ambitieux projet de rénovation, la bibliothèque Gabrielle Roy, s’inspirant du projet de Drummondville, a intégré en février 2024 un intervenant psychosocial à la bibliothèque. L‘objectif est de pouvoir accompagner les usagers les plus fragiles dans leur appropriation des espaces, des usages, de faciliter l’orientation vers d’autres structures mais aussi de créer des espaces de discussions visant à défaire les préjugés de certains usagers. En interne, il s’agit aussi d’accompagner l’équipe de la bibliothèque et les agents de sécurité dans leur prise de décision et de permettre une gradation entre l’intervention d’un bibliothécaire et celle d’un agent de sécurité ou de la police.

Banque de bibliothèque avec écrit "accueil" en gros
Banque d’accueil de la bibliothèque Gabrielle Roy

Après quelques mois d’expérimentations, le constat est positif : liens tissés avec des usagers en situation de vulnérabilité, accompagnement et réorientation de nombreux usagers, observation et accompagnement des dynamiques de circulations dans et aux abords de la bibliothèque, accompagnement des agents de sécurité dans leurs pratiques (peu d’expulsions), renforcement des liens avec les organismes du quartier… Et de très nombreux projets sont en cours.

Ce type de projet, que l’on retrouve aussi, par exemple, depuis le mois de mai 2024 à la bibliothèque Gatien Lapointe de Trois Rivières ou encore à Saguenay, constitue une approche préventive permettant de créer des liens de confiance durables, afin que chacun se sente plus à sa place dans des bibliothèques inclusives, lieux d’hospitalité et d’accueil participant de la cohésion sociale du territoire.

Publié le 07/11/2024 - CC BY-SA 4.0

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