Appartient au dossier : Voyage d’étude au Québec

La litéracie : un concept québecois à intégrer dans les actions des bibliothèques
par Agathe Turquet, directrice des médiathèques d’Aubervilliers

Lors du voyage d’étude au Québec, plusieurs bibliothécaires ont évoqué le concept de litéracie (ou littératie), importé directement de l’anglais literacy. Un concept intéressant à mobiliser en bibliothèque, dans la mesure où il invite à encourager plutôt qu’à stigmatiser.

Concept et définition

Dans son article « Literacy-Litéracie-littératie : évolution et destinée d’un concept », le spécialiste des sciences du langage Jacques David revient sur l’origine anglo-saxonne de la notion de « literacy ». En citant David Barton (1994) Sylvia Scribner and Michael Cole (1981), il relève que « la « literacy » ne correspond pas uniquement à l’alphabétisation ou à la manière de lire et d’écrire dans un système d’écriture particulier, mais doit se comprendre dans un éventail élargi de pratiques mobilisant l’écrit, possédant des finalités propres et des contextes spécifiques. L’acception s’est encore étendue, aujourd’hui, pour désigner l’ensemble des activités humaines qui recourent à l’écriture en général, mais aussi aux effets en retour de cet usage sur les modes de penser, et probablement sur l’architecture cognitive et son développement ».

Cette notion, ancrée dans la culture anglo-saxonne, dont est imprégnée la culture québécoise, est moins utilisée en France où l’on parle plus couramment de « lutte contre l’illettrisme » pour évoquer les politiques menées en faveur de l’apprentissage et de la maîtrise du langage écrit. Or, la notion de litéracie offre plusieurs avantages : elle nous apporte d’abord une vision plus positive de l’action des bibliothèques dans ce domaine, car on agit alors en faveur de quelque chose et non plus contre quelque chose.

La définition large du concept et la possibilité de le décliner dans une pluralité de domaines offrent également un support lexical pour penser les actions des bibliothèques dans une réflexion globale.

Repenser les actions des bibliothèques sous le prisme de la litéracie

Ainsi, lors du voyage organisé par la Bpi dans les bibliothèques québécoises, les participants ont pu entendre parler de « litéracie numérique », de « litéracie alimentaire », de « litéracie familiale »… Autant de déclinaisons qui ne viennent pas ajouter de nouvelles missions aux bibliothèques, mais qui permettent de penser différemment et de donner du sens aux actions déjà menées.

Par exemple, les bibliothécaires québécois utilisent la notion de « litéracie familiale » pour désigner les temps dédiés aux lectures parents-enfants ou les dispositifs qui visent à encourager la lecture au sein de la famille. Ces actions font déjà partie des missions courantes des bibliothèques de lecture publique, mais les penser à travers cette notion permet d’affirmer le positionnement du bibliothécaire comme un médiateur ou un facilitateur de la rencontre entre le parent et son enfant autour du langage, de l’écrit et du livre. Cela rejoint les recherches en sciences cognitives ((et notamment les travaux de Daniel N. Stern dans les années 80) selon lesquelles la fonction du langage chez l’enfant se développe grâce aux liens affectifs qu’il a avec son entourage. Regrouper ainsi les notions de « litéracie » et de « famille » permet donc de favoriser l’apprentissage de la lecture dès le plus jeune âge et de donner du sens au rôle des bibliothèques dans ce domaine.

À la bibliothèque de Drummondville : « L’Heure du conte pour emporter » se compose de trousses thématiques à lire à la maison pour favoriser la litéracie familiale © Bpi

De la même manière, utiliser le terme de « litéracie numérique » plutôt que de « lutte contre l’illectronisme » nous rappelle qu’une partie de la population ayant des difficultés avec les outils numériques a d’abord des difficultés avec l’écrit, dont la maîtrise est un préalable à celle des outils numériques, et qu’une situation d’illectronisme ne peut pas être envisagée sous le seul angle numérique.

Le concept nous invite également à penser le numérique comme une forme de langage à part entière, nécessitant un apprentissage pour en maîtriser les usages, les codes, le lexique. Le numérique, comme le langage, est un outil à la fois de communication et d’accès à la connaissance, à l’information, à l’imaginaire.

Enfin, à la bibliothèque Maisonneuve de Montréal, la « litéracie alimentaire » est traitée à travers des actions de sensibilisation autour de la santé liée à l’alimentation, en partenariat avec une association du quartier qui entretient et organise la médiation autour du potager installé sur le toit de la bibliothèque, dont les récoltes servent à l’élaboration de repas dans un restaurant solidaire. Le rôle de la bibliothèque est alors un rôle de médiation, les bibliothécaires étant présents pour faire le lien entre les ressources écrites proposées autour de cette thématique et la mise en pratique proposée par l’association. La littéracie n’est alors pas seulement traitée comme un moyen d’accès au savoir et à l’écrit mais aussi comme un outil pour améliorer sa qualité de vie et prendre soin de sa santé.

À la bibliothèque Maisonneuve : un potager installé sur le toit de la bibliothèque pour mener des actions de « litéracie alimentaire » © Bpi

Un concept pour poser les bases du projet d’un équipement

C’est dans cette dernière bibliothèque qu’a été fait le choix d’orienter le projet d’équipement autour de la notion de litéracie avec trois axes de travail : litéracie, litéracie numérique et litéracie alimentaire.

En effet, dans la diversité d’actions qu’elle permet de regrouper, la notion de litéracie est un bon outil pour donner du sens au projet d’un équipement autour de l’objectif de favoriser l’autonomie des habitants dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Ce projet s’inscrit de façon particulièrement pertinente dans le contexte d’un quartier populaire dont les habitants sont touchés par des difficultés sociales et économiques importantes, et qui connaît un fort taux d’illettrisme, comme le quartier Hochelaga-Maisonneuve où est située la bibliothèque.

La notion de litéracie en bibliothèque permet donc de réfléchir au quotidien sur le sens donné aux actions menées et de porter ce sens à la fois en direction des équipes, des élus et des habitants. Elle permet de questionner les pratiques professionnelles pour donner leur juste place aux bibliothèques comme des lieux de médiation et d’accès aux ressources favorisant l’autonomie des individus.

Publié le 04/09/2024 - CC BY-SA 4.0

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