Dans Arguments, Olivier Zabat s’intéresse aux entendeurs de voix offrant une plongée bouleversante dans ce monde méconnu loin des considérations médicales et psychiatriques.
Le film est articulé autour de Ron Coleman, sculpteur de voix, pouvez-vous nous parler de votre rencontre ?
Le projet d’un film qui aborde la question de la folie est né en 2015. Je me suis rapidement lancé dans une succession de repérages et de tournages libres. C’est dans le cadre de ces recherches que j’ai découvert un réseau international d’entendeurs de voix, nommé Intervoice, qui fédère des groupes de parole dans de nombreux pays. L’association permet aux personnes concernées de voir qu’elles ne sont pas les seules à entendre des voix, en même temps qu’elle favorise une visibilité du phénomène dans le monde. J’ai rencontré Ron Coleman deux ans après les débuts de mes tournages. J’ai alors décidé d’orienter mon projet autour de sa personnalité, de sa pratique, de sa famille et des groupes de personnes qui se constituent régulièrement autour de lui. Ron était une des figures emblématiques de ce mouvement et son implication dans la question de l’entente de voix se traduisait par une forte et singulière capacité de réflexion et d’expérimentation. Son approche me permettait de ne pas limiter mon projet à une personnalité exclusivement représentative d’Intervoice, mais de l’envisager autour de quelqu’un qui dépassait ce cadre. Au-delà d’être un entendeur de voix, Ron Coleman s’affirme comme « Psychotique et fier de l’être ». Nous avons découvert certaines similarités dans nos problématiques respectives, notamment sur des questions politiques et sur l’importance de l’expérimentation, qui sont des conditions nécessaires à la fois pour un projet de film et dans l’approche du dialogue avec les différentes personnes qui entendent des voix.
Le film oblige les spectateurs à aborder l’existence de ces voix autrement que par le prisme de la maladie. La forme va aussi dans ce sens, est-ce quelque chose que vous aviez voulu ou qui s’est imposé au cours du tournage ?
Il y a différents aspects. Dans le documentaire, la question du sujet et du cadre, me paraît extrêmement réductrice. Elle limite et occulte d’une certaine manière le potentiel expérimental. Sur le plan formel, travailler hors des grands cadres qui balisent la société permet de concevoir un film qui ne prend pas le spectateur par la main. Je crois que cela se ressent dans Arguments. En termes éthiques, en tant que documentariste, je ne peux absolument pas considérer ces entendeurs de voix ou ces personnes qui ont des perceptions anormales sous l’angle médical. Je n’ai aucune compétence pour aborder la chose de ce point de vue et je ne suis moi-même pas entendeur de voix. De ce fait, le film sort du cadre habituel de ce genre de phénomène, c’est-à-dire en l’occurrence la psychiatrie. On évacue la question du symptôme, puisque la maladie est bannie d’entrée de jeu. Je ne peux donc pas regarder comme des personnes malades celles et ceux qui s’affranchissent de la puissance de la psychiatrie. Une des grandes affirmations des entendeurs de voix, c’est que l’entente de voix fait simplement partie de la diversité des expériences humaines.
Le film porte sur l’intime et l’identité profonde, sur quelque chose d’impalpable et de voix inaudibles pour l’extérieur, quelle est la place du cinéma dans ce contexte ?
Le cinéma que je fais est souvent construit sur l’impossibilité de la représentation. Cela a été le cas dès mon premier film Zone Oeste tourné avec des narcotrafiquants, où la question du dévoilement du corps était impossible. J’avais déjà abordé le sujet de la voix intérieure dans un précédent film, Fading, qui traitait de la disparition du corps et de la persistance de la voix. J’ai aussi réalisé Yves, qui traite du handicap mental, et dans lequel l’usage de la parole est surtout indiciel. La représentation de la voix intérieure fait partie de ces grands enjeux cinématographiques qui se traduisent notamment par la « voix over ». La littérature le permet aisément, mais le cinéma se heurte à ses limites. Ron et sa femme, Karen Taylor, traitent les voix comme des entités présentes et arrivent à les faire émerger dans le visible et dans l’audible. Si on prend une scène d’Arguments comme celle de Debby, où la voix est convoquée dans le dialogue, se pose effectivement la question du regard, des silences, de la matérialisation qui font partie du langage cinématographique.
Qu’est-ce qui a déterminé cette envie de faire le film ?
C’est parti d’une histoire qu’un copain m’a racontée sur une de ses amies qui commençait à se sentir persécutée depuis son mariage. Elle a ensuite oscillé entre des séjours à l’hôpital et des retours à la vie « normale ». Cette personne m’a intriguée parce qu’elle était tourmentée par des objets du quotidien liés au son et à l’image, notamment au travers d’injonctions faites par internet dans son appartement qu’elle pensait truffé de micros. Cette histoire présente un certain nombre d’enjeux de type cinématographiques qui contiennent aussi des aspects sociétaux et humains. Cette femme s’est sentie harcelée par ce qu’elle appelait « un complot de hackers croisés » qui lui faisaient payer la conversion religieuse qu’elle avait opérée pour son mariage. Ce qu’elle ressentait était ancré dans l’air du temps avec, en creux, la question de la religion, de la peur, de la paranoïa et des phobies sociétales actuelles. J’ai très vite été confronté à un paradoxe : comment faire le portrait de quelqu’un en utilisant des outils indispensables à la majorité des cinéastes mais qui sont précisément des repoussoirs pour elle ? J’ai initié le travail avec un simple micro en ne captant que sa voix mais, malgré mon approche progressive, cette jeune femme était si fragile qu’elle ne pouvait pas faire face, ça la terrorisait. Cette question de la faisabilité du portrait relative à la méfiance vis-à-vis des outils de communication modernes, phénomène très répandu dans la population générale, était le premier indice qu’une personne comme ça ne devait pas nécessairement être envisagée comme malade, mais comme quelqu’un dont la perception du monde faisait écho à la réalité de notre société. C’est précisément ce qui m’a donné l’idée du film, un film sur une folie qui ne serait pas liée à la perte de relation avec le réel, mais à la façon dont elle se construit « avec le réel ». J’entends par folie, non pas la pathologie, mais ces différences de perception qui relèguent les individus aux marges de la société.
C’est suite à cela que vous avez pu rencontrer Ron Coleman ?
Je me souviens d’un entretien avec un financeur potentiel qui disait que, dans le projet tel qu’il le voyait, l’important serait la beauté singulière de la rencontre entre cette jeune femme à l’origine du projet et moi. J’étais dans une démarche inverse car, à mon sens, le cas de cette personne n’est pas unique. Elle est représentative et incarne une certaine forme de solitude assez courante vectrice d’une difficulté progressive à supporter et affronter le monde qui les entoure. La question était alors de comprendre ce phénomène. Je suis allé dans différents pays, notamment au Québec, où j’ai rencontré plusieurs groupes d’entendeurs de voix. Mais la recherche de l’exhaustivité ne correspondait pas à ma pratique du cinéma. C’est irréaliste à mon échelle de travail, la mienne c’est le petit groupe qui devient paradigme.
C’est aussi un film sur l’acceptation de soi, de l’autre, de l’autre en soi, est-ce que c’est quelque chose qui était présent dès la conception du projet ?
La compréhension d’un film se structure au fur et à mesure de sa fabrication. Il y a des intuitions qui sont infirmées ou confirmées par les tournages. C’est propre au développement du documentaire tel que je le conçois. La question de la voix peut dépasser le phénomène pour être aussi abordée sous l’angle politique. La voix intérieure qui se fait entendre fait aussi entendre la voix de l’individu. L’entente de voix est liée à la question de se faire entendre, tout simplement. Il y a également une couche supplémentaire, seulement effleurée dans le film, qui est l’apparition de la démence de Ron. Pendant le tournage, il a appris qu’il était atteint d’une maladie de type Alzheimer. Il n’allait donc plus se souvenir de son passé immédiat. Il a alors développé une magnifique théorie, d’une puissance phénoménale et bouleversante, à partir du fait que selon lui, les voix apparaissent généralement au début de l’âge adulte, donc vont persister dans la mémoire ancienne. Il s’est alors dit : « Puisque ma mémoire immédiate va disparaître, je ne vais plus savoir qui je serai exactement et je ne garderai pas le contact avec ma famille. Je vais donc essayer dès maintenant de transmettre ma biographie à mes propres voix pour qu’elles puissent communiquer avec mes proches lorsque j’aurai perdu la conscience du présent ». Il a donc choisi d’aller se diluer, se fragmenter dans ses différentes voix pour pouvoir continuer à être en relation avec sa famille. Pour un épilogue de film, c’est la chose la plus terrible qui soit : quelqu’un qui a milité toute sa vie contre l’abus psychiatrique et contre ses propres voix, ne voit comme unique solution d’avenir de rendre les armes et de s’en remettre à ses propres voix. Je me souviens qu’après une projection quelqu’un m’a demandé si Ron avait réussi à mettre en œuvre cette idée. Mais la question ne se pose pas, car l’aspect conceptuel contient une force en soi, comme l’art conceptuel qui a ouvert la voie et exploré les possibilités d’une œuvre qui tend à s’affranchir de sa matérialité. La vision qu’ont ces personnes et ces groupes permet de réajuster un certain nombre d’inversions de la compréhension de la réalité et de relations que nous, personnes qui ne vivons pas ces phénomènes, ne percevons pas. Je pense tout simplement à Jim, l’un des protagonistes d’Arguments, magicien illusionniste qui offre un condensé saisissant du film en jouant avec la perception de la réalité des gens avec des tours de cartes. La scène inaugurale d’enregistrement des voix est également le moment où le dispositif cinématographique est un prétexte et une opportunité pour Ron de présenter ses voix à sa propre famille. C’est là qu’on lie réellement la question cinématographique avec celle du témoignage et du passage dans la sphère privée. Ron voulait expérimenter les microphones et Thomas Fourel, l’ingénieur du son qui a travaillé à mes côtés, lui a proposé un outil de mise en espace dédié aux salles du cinéma. Il est venu avec ce logiciel qui permet de placer les voix à différents niveaux dans l’architecture de la salle de cinéma. La première scène était donc centrée sur la présentation des voix conjuguée au dispositif de cinéma, tandis qu’à la fin, Karen fait l’épreuve du chœur de voix avec comme contrechamp la salle du cinéma où la technologie, puisqu’on est dans un son spatialisé, restitue la situation dans l’espace des personnages qui composent Ron. Avec un bon dispositif, et pas de la simple stéréo, on se retrouve alors quasiment dans l’espace mental de Ron.
Quelle place occupe ce film dans votre démarche artistique ?
Les auteurs, les artistes, dans leur grande majorité n’ont à mon sens pas une capacité à déployer des problématiques extrêmement larges. Généralement, on a un terrain d’action et de réflexion assez limité, à la mesure d’un individu, avec la récurrence de certaines notions ou formes. Ce film n’a pas une place particulière en soi, je ne dirais pas qu’il est dans la lignée des autres, mais il est quand même porté par des problématiques qui reviennent dans mon cinéma. Le thème de l’apparition, de la disparition, de ce qui ne se voit pas et qui parcourt un film était déjà présent dans 1/3 des yeux, où il était question d’un animal dont l’existence était prouvée mais qui n’avait jamais été observé et dont on ne savait pratiquement rien. Arguments a de l’importance si on considère que c’est un film qui met un certain nombre de problématiques à la portée du spectateur et qui, contrairement à d’autres films que j’ai pu faire, a une capacité à provoquer une empathie plus forte. Je crois que beaucoup de gens se retrouvent dans ce film parce qu’on voit qu’il suffit d’accepter de faire un petit pas à droite ou à gauche, qu’on peut très bien, sans aucune forme d’obscénité ni d’appropriation, se retrouver proches de ces personnes, que finalement l’écart n’est pas si grand. Je crois aussi qu’étant donné qu’il n’y a pas vraiment de hiérarchie ni de tabou dans les sujets qui sont abordés, la transversalité du dialogue est bien plus grande qu’elle ne l’est en psychiatrie. C’est une des grandes forces de ces groupes d’entendeurs de voix. On peut voir aussi bien une personne comme Debby parler conjointement de son ange ou de conférences pointant l’action du capitalisme dans l’irruption des voix, que Nick le punk, un autre protagoniste, arguer d’une philosophie anarchiste au sens politique.
Comment envisagez-vous votre enseignement aux Beaux-Arts de Lyon ?
Je travaille avec des années 2 et 3 sachant que le cursus est de 5 ans. J’en suis arrivé au constat que l’image en mouvement dans une école d’art, en tant que phénomène et en tant que pratique, est une discipline ingrate. Tout enfant ou jeune adulte a eu affaire dans sa scolarité à des crayons, à de la pâte à modeler, au théâtre, à de la littérature, à des formes d’expression et des manipulations manuelles qui sont présentes aux Beaux-Arts, que ce soit dans le dessin, dans la sculpture ou le volume. Mais la pratique et la théorie de l’image en mouvement est la seule à être presque totalement absente des programmes du primaire et du secondaire. On se retrouve avec une évolution très rapide des jeunes face à une technologie audiovisuelle qui évolue elle aussi très vite. L’image que les étudiants découvrent naturellement, celle qui est véhiculée par les téléphones portables, est le terrain de jeu de stratégies industrielles mondiales. Il y a tout un travail de désapprentissage des codes dictés par les nouvelles images mais, comme on n’est pas dans le cadre d’une école de cinéma, j’essaie plutôt de leur apprendre à travailler librement avant tout. Cependant, je garde toujours en tête ce bel axiome de Serge Daney qu’il a écrit dans son essai inachevé : « Un cadre, une image, des images = le cinéma ». Un cadre c’est donc évidemment le cadre de l’image cinéma, une image c’est ce qui est filmé et des images, c’est la multiplication en photogrammes. Cela veut dire qu’on peut enseigner le cinéma et la question plus large de l’image en mouvement à partir d’une seconde, donc la latitude d’approche est plutôt sur une totale liberté dans le déploiement des temporalités. Quant au cadre, pris dans son sens photographique est une belle assise qui peut être élargie, interrogée et transformée. En somme, le cinéma comme perpétuelle métamorphose.
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