Journaliste, écrivain, réalisateur, David Dufresne alterne les formes dans son travail au long cours. Avec « Un pays qui se tient sage », il choisit le cinéma pour aborder et questionner les violences policières.
Vous vous intéressez aux violences policières depuis longtemps, comment a commencé ce travail ?
Le travail a démarré tout début décembre 2018 autour des Gilets Jaunes et du mouvement lycéen. En remontant le temps, je me suis rappelé que j’avais déjà signalé, le 1er mai 2018, la vidéo de Taha Bouhafs sur Benalla, sur le mode « allo préfecture de police, qu’est-ce que vous faites?». C’est en réalité depuis les années 1980 que je m’intéresse à la question du maintien de l’ordre. J’ai déjà publié des livres et réalisé des films sur le sujet. L’élément déclencheur fut le meurtre de Malik Oussekine en décembre 1986, qui m’a marqué à vie. J’étais jeune étudiant, fraîchement débarqué à Paris, j’avais 18 ans, je n’oublierai jamais les voltigeurs à mes trousses. Un pays qui se tient sage est le fruit de plusieurs éléments: les violences policières, l’intérêt pour l’image, la curiosité pour les réseaux sociaux. J’ai réalisé des documentaires interactifs en 2010 et 2014 : Prison Valley (lauréat du World Press Photo, NDLR), Fort McMoney. J’ai toujours été passionné par les formes hyper- textuelles. Mon premier site remonte à… 1994. Il était naturel pour moi de considérer les images des réseaux sociaux comme autre chose que de simples vignettes qu’on « swipe » ou qu’on scrolle, et finalement qu’on zappe et qu’on oublie. C’est la convergence de ces éléments qui m’a conduit au film. J’ai d’abord tenu Allô Place Beauvau pour signaler et recenser les violences policières sur Twitter. Puis, j’ai écrit un roman, Dernière sommation (Grasset), inspiré de ce qui m’était arrivé en devenant lanceur d’alerte malgré moi. Enfin, ce film. Quand j’ai posté mon premier tweet, je n’ai jamais imaginé que cela durerait trois ans.
Vous êtes très actif sur internet, ce qui semble à priori peu compatible avec le cinéma documentaire, en quoi ces médias sont-ils complémentaires ?
Je vais être assez réservé avec certains de mes confrères documentaristes: je trouve que la forme documentaire mériterait d’être régénérée. J’ai du mal à considérer que, dans les années 2020, on puisse filmer encore comme dans les années 1970 ou 1980, avec l’auteur en surplomb. Je suis intimement convaincu de l’importance de l’auteur, mais il me semble que, dans un monde saturé d’images, on ne peut plus faire comme si – Godard l’a très bien dit – réaliser un film allait encore constituer un événement. C’était valable dans les années 1960 quand celui qui possédait une caméra, qu’il aille chez les Papous ou chez les zazous, était Dieu. Aujourd’hui, chacun a une caméra en poche. C’est en ayant cette réalité en tête que l’auteur peut exercer son regard. Je ne dis pas que les documentaires doivent tous se calquer sur des vidéos de réseaux sociaux, mais que la façon d’entrevoir la documentation du monde mériterait un dépoussiérage. Il y a peu, James Hoberman, un critique américain comparait Un pays qui se tient sage à du Jean Rouch, et aux débuts du cinéma-vérité. Hoberman avait peut-être un peu bu (rires) mais, d’une certaine manière, les images que j’ai choisies sont bien du cinéma brut, du cinéma direct — et pourquoi ne pas s’en servir ? Pourquoi penser que je devrais être mieux placé avec ma caméra qu’un manifestant en train de se prendre un coup de matraque ? Je crois vraiment que le mode de captation et de diffusion des images peut être renouvelé. Le genre documentaire est essentiel à mon cœur, mais pas celui qui m’assène à coup de voix off ce que je dois penser et ressentir. Quand Jérôme Rodriguez s’écroule place de la Bastille, que son téléphone tombe avec lui et filme magistralement, et involontairement, le Génie de la Bastille, c’est du documentaire. Pur. Le monde du documentaire subit une pression économique terrible, une pression formelle de la télévision, terrible elle aussi, on n’a donc pas envie de l’attaquer, mais je dirais qu’il est surprenant qu’une partie des documentaires d’auteurs qui prétendent nous expliquer que le monde devrait changer puissent eux-mêmes être… formellement très convenus.
Le dispositif du film interroge la question du regard, à la fois parce que le spectateur regarde des images, mais aussi parce que des personnages visionnent et analysent ces mêmes images. Pourquoi cette mise en abîme ?
Au départ, il y a la volonté farouche que ce soit un film de, par et pour le cinéma. Je sortais d’une expérience télévisuelle pas très sympathique où le producteur m’avait imposé une voix off. J’ai choisi le cinéma pour la liberté de création et parce que je considère que ces images-là, verticales, horizontales, pixellisées ont une valeur documentaire au sens le plus noble qui soit. L’idée était de diffuser ces images, vues habituellement sur nos téléphones, sur grand écran et en les préservant, c’est-à-dire sans les étirer ni zoomer pour qu’elles remplissent l’écran, en les laissant dans leur format d’origine et, si besoin, avec à gauche et à droite, du noir. Pendant deux ans, j’ai travaillé sur ces images qui pour moi, comme pour tous ceux qui les voyaient, avaient une valeur informative inégalée. Mais pour qu’elles prennent leur dimension documentaire, qu’on les regarde et non plus qu’on les voie, qu’elles nous alertent, il fallait les passer sur grand écran. Il fallait demander aux gens de réfléchir à ces images sans les montrer sur un petit écran à l’intérieur d’un autre petit écran, comme le fait la télévision, où on finit par ne plus voir d’images du tout. Là, c’est l’inverse, on invite les spectateurs à regarder ces images au cinéma, sans pouvoir détourner le regard, sans être interrompu par un téléphone ou une notification. J’ai eu un choc lors du tournage en voyant ces images pour la première fois sur grand écran, j’ai pleuré, j’étais sidéré. Ensuite, en voyant réagir les protagonistes du film, des victimes, des chercheurs, des politiques, je me suis dit : c’est ça l’effet du cinéma, l’effet de la projection, de la boite noire. Et puis, lors des débats, on s’est rendu compte avec l’équipe à quel point placer des témoins devant des images pour les commenter agissait comme un miroir aux spectateurs.
Il y a une sorte de dualité permanente dans le film : dans l’alternance entre archives et studio, entre les invités, entre les scènes de violence bruyantes et la parole posée des intervenants et dans la lumière qui baigne à moitié les visages, comment avez-vous travaillé le dispositif du film ?
C’est ce qui a été le plus long dans la fabrication. Alors que, d’une certaine façon, le film s’est fait rapidement parce que toute la recherche avait déjà été effectuée à l’époque des signalements collectés pour Allô Place Beauvau, sans savoir que ça servirait à nourrir un projet de film. J’ai retrouvé la quasi-totalité des auteurs des images et nous avons pu tous les rétribuer, qu’ils soient amateurs ou non. À la fin du film, tout est sourcé, localisé, daté. Ce qui a été le plus long a été, justement, de trouver le dispositif. J’ai passé des mois à chercher et la révélation s’est produite après un week-end entier à regarder sur Youtube la collection Cinéma Cinémas, l’émission de télé des années 1980 réalisée par Claude Ventura, où des cinéastes rencontraient d’autres cinéastes. C’était prodigieux de les voir faire des choses si simples en termes de cadres. Ils essayaient de filmer la pensée en montrant des réalisateurs réfléchissant devant leur banc de montage. J’ai pensé que pour mon film, il faudrait mettre les protagonistes dans cette situation et, plutôt que des interviews, de proposer des conversations. Ce film, je l’ai écrit comme un contre-récit, une contre-grammaire audiovisuelle. Les visages sont filmés de près, les yeux, la bouche sont omniprésents, il n’y a pas de plans moyens, et on éclaire avec douceur et mystère. Pour dire aux spectateurs : il va falloir faire l’effort d’aller chercher dans les regards, dans les visages des intervenants. On ne va pas les écraser de lumière, au contraire, on va laisser une part d’ombre, qui est aussi la part d’ombre de l’État, de la politique, de la police, de chacun d’entre nous.
Votre film pose aussi la question de la diffusion des images et de leur analyse. On a vu l’importance de filmer dans plusieurs cas de violences policières et une loi a été promulguée par la suite pour empêcher la diffusion de ces images. Est-ce que faire un film sur ce sujet n’est pas un acte de résistance qui vient redire à quel point filmer est une nécessité ?
Dans mon travail, j’ai toujours considéré qu’il n’y avait pas d’innocence. Et ceux qui veulent nous faire croire qu’en étant parfaitement objectif on pourrait atteindre le stade suprême de la connaissance, se trompent et nous trompent. De mon point de vue, je parlerais d’engagement plus que de résistance, car c’est un terme ambigu. Tellement chargé. Tellement fort. En revanche, on voit dans le film plusieurs participants qui ont payé, dans leur chair, de véritables actes de résistance. Je ne fais qu’accompagner et saluer cette résistance. La finalité du film, c’est avant tout de nourrir le débat. Il peut — enfin — y avoir un débat sur les violences policières, dû au travail abattu depuis des années par des chercheurs, des collectifs, des familles de victimes, des victimes, quelques rares journalistes, des documentaristes, des écrivains, des avocats. Ce débat existe et maintenant, il faut l’amplifier. Quand on observe des résistances, par exemple dans le financement (le CNC nous a refusé toute aide, le film étant jugé trop politique), quand on voit que certains exploitants avaient peur des réactions du public, on se dit que les gens vous mettent dans une position où ce que vous faites vous rend suspect. C’est la raison pour laquelle le dernier quart du film ne parle plus de maintien de l’ordre, mais de démocratie. Ce n’était pas prévu au départ. Je ne pensais pas que l’on se recentrerait aussi résolument sur la question de la démocratie et donc sur les vertus du dissensus, évoquées par Monique Chemillier-Gendreau.
Il y a beaucoup d’images et d’échanges autour des violences physiques, mais il y a aussi une scène très forte où Mélanie Ngoye-Gaham parle des violences d’État et du déni qui les entoure. Le terme même de violence est interrogé dans le film, où se situe-t-elle pour vous, aujourd’hui ?
Vous parliez de résistance, s’il y a quelque chose à retenir du film, à mon avis, ce sont les 3 minutes de Mélanie. C’est un monologue, un plan séquence où elle part de ce qui lui est arrivé pour aboutir à la parole la plus politique du film. C’était une volonté de ma part de brouiller les pistes en ne mentionnant pas le statut des protagonistes, en posant le principe qu’une voix vaut une voix et donc, écoutez tout le monde et on verra avec qui vous êtes d’accord. La parole de Mélanie est d’une force incroyable. Comment une violence visible, celle des manifestants, qu’on appelle communément la casse, va faire la une des journaux et des éditions spéciales pendant des mois tandis que la violence économique et sociale, qui produit peu ou pas d’images spectaculaires, est occultée. Cette question est totalement évacuée du débat public. Or, la vraie violence est là, c’est ce que dit Mélanie. Avec Florent Mangeot, le monteur, nous avons sciemment placé cette scène au milieu du film parce que c’est un moment charnière où l’on entraîne les spectateurs venus pour réfléchir à la phase de Max Weber «L’État revendique le monopole de l’usage légitime de la violence» dans un débat plus large : qu’est-ce que c’est la violence ? D’où vient-elle ?
Vous êtes-vous posé la question de l’archivage, de la trace, pour peut-être poursuivre d’une certaine façon le travail de Maurice Rajsfus, qui a rassemblé des milliers de fiches sur les violences policières ?
On s’était revus avec Maurice quelques semaines avant son décès. Nous avions un projet de livre, un recueil de conversations sur le thème : comment envisage-t-on les choses à une génération d’écart ? Ses fiches, c’était vraiment de l’archivage exhaustif. Ce que j’ai fait avec Allô Place Beauvau aussi. Une fois les livres écrits ou les films réalisés, conserver les fiches, ou les images, peut sembler ne plus avoir d’intérêt. C’est là qu’interviennent l’historien, le documentariste ou l’écrivain, pour faire ressortir les faits saillants dans les archives papiers ou audiovisuelles. Après, chacun a sa méthode. Dans le film, à quelques exceptions près, on ne répète pas les mêmes types de mutilation, ni les mêmes blessures, car ça n’a pas grand sens de montrer cinq mains arrachées. Même chose pour les éborgnements, j’en avais comptabilisés trente pendant les Gilets Jaunes. On peut être exhaustif, mais dès lors que l’on envisage de faire un film, on fait face à des choix très douloureux sur la table de montage. Les images qu’on sélectionne obtiennent alors un statut, elles revêtent une valeur historique. Dans 10, 15 ou 20 ans, le film sera toujours là et, si les gens en ont envie, ils pourront voir ce qu’était la répression de la police française dans les années 2020.
Dans le film, on voit une séquence où Christophe Castaner explique le tir de LBD à des enfants. Comment aborder ces questions avec les jeunes générations ?
Quand je réalise le film, je n’ai pas cette préoccupation. En revanche, lors de la toute première avant-première, à Nancy, j’ai vu la satisfaction de l’exploitante devant l’arrivée de jeunes qui ne fréquentent pas d’habitude son cinéma. Et de séances en séances, on a vu venir des gens qui avaient autour de 20-25 ans. Je suis aussi allé montrer le film dans des lycées. Des enseignants ont essayé, aussi, d’en faire un outil pédagogique. Je pense que la jeune génération est beaucoup plus consciente de la question des violences policières et de la brutalité de l’État que les gens de 30/40 ans. Elle n’est pas dans le déni.
Où se situe l’espoir aujourd’hui et la solution ? Par une prise de conscience, une remise en question ?
L’espoir est mince. Il a été plus vif il y a quelques mois, notamment au moment du mouvement contre la loi de sécurité globale qui a rassemblé jusqu’à 500 000 personnes dans les rues. Le gouvernement a dû reculer, le Conseil constitutionnel a donné raison aux opposants à la loi, malheureusement rien n’a changé. Le ministère de l’intérieur refuse de voir la réalité en face, le Président de la République ne veut pas accorder ce qui serait le minimum syndical, à savoir le contrôle de la police par une autorité indépendante. C’était pourtant dans le domaine du possible. Désarmer la police parait plus compliqué si on est candidat à l’élection présidentielle. C’est difficile de dire qu’il faut réformer de fond en comble la police. Mais dire que l’on va modifier, dissoudre, remplacer l’IGPN par une structure plus solide et plus indépendante, aurait été raisonnable. Un début. Ça n’a pas été fait et ça devient maintenant très compliqué, peut-être plus qu’il y a deux ou trois ans. Aujourd’hui la doxa, c’est le fameux slogan, assez malin mais fallacieux, trouvé par le Cabinet du ministre Darmanin « Il faut protéger ceux qui nous protègent ». Tout le discours médiatico-politique va dans ce sens, hormis quelques personnalités qui sont malmenées dès lors qu’elles sortent du champ. Le pouvoir politique donne l’impression de ne pas avoir pris conscience de la situation du pays, contrairement à la population. L’avènement des Gilets Jaunes a mis en évidence cette rupture et le regard des citoyens sur la police est beaucoup plus critique que celui que la police porte sur elle-même.
Pierre Carles dit qu’il faut inventer de nouveaux espaces de résistance. Où nichent selon vous ces espaces, aujourd’hui ?
Gilles Deleuze et Hakim Bey, philosophe américain, ont montré la voie avec l’idée de l’archipel, des réseaux, des choses qui se font ici ou là. Voyez la ZAD à Notre-Dame-des-Landes, qui est un endroit, ou un îlot de résistance. Sur Twitch, je m’amuse beaucoup, j’expérimente, je teste. Je fais une émission, et quand le chat s’anime, c’est un moment de rencontres, de résistance si vous voulez, d’intelligence collective. Avec l’hypertexte, avec le web, il y a des choses extraordinaires à faire, même si la contre-révolution est en marche depuis Facebook, Google, etc. Dans le domaine de la narration et de l’échange des informations, il n’y a jamais eu autant d’outils pour exister. On n’est pas obligé de regarder CNews. On n’est pas obligé de subir la doxa dictée par la dizaine de milliardaires qui possèdent 80% de la presse. On peut s’en extraire. Pour autant, on est dans un moment de sidération, d’effroi, d’interrogation, avec, d’un côté, une abstention qui ne se reconnaît pas dans la démocratie représentative et, de l’autre, la montée du totalitarisme. C’est vraiment rude. Mais, en termes d’expression, tous les outils sont là, à disposition — et pas chers. On peut faire une télé avec son téléphone. Il y a 25 ans, ceux qui faisaient des émissions pirates étaient coursés sur les toits par les policiers, arrêtés et quasiment jetés en prison. Les radios amateurs n’avaient le droit de parler que de banalités et de météo. Aujourd’hui, sur le plan de l’information, on peut tous être des passeurs et d’une certaine manière ça renvoie à Un pays qui se tient sage: le film est bâti précisément sur des images tournées par des quidams devenus des émetteurs.
Tout est noyé, ces images dont vous parlez n’existent que parce qu’elles forment la matière de votre film, sans lequel elles seraient devenues rapidement invisibles.
Vous avez raison, aujourd’hui on gère la surabondance, là où il y a 20 ans on gérait la pénurie. Il y a 20 ans, si vous ne connaissiez pas de journaliste, vous n’existiez pas dans le débat public. Aujourd’hui, cela n’a plus d’importance. Mais en revanche tout le monde existe, ça crée de l’embouteillage. Il y a aussi d’autres problèmes, mais la vraie nouveauté, c’est que des personnes de 15 ans, 25 ans ou 60 ans émergent parce qu’elles trouvent le bon outil au bon moment.
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