Nicolas Mingasson donne la parole à des hommes et des femmes qui sont accueillis dans le Mercantour pour se reconstruire loin des zones de combat.
Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet ?
Cela remonte à 2010, année où j’ai réalisé un reportage sur un sergent en Afghanistan. Je l’ai suivi pendant un an, dans sa préparation, sur place et au retour. J’ai alors commencé à comprendre ce qu’il y avait après la guerre, c’est-à-dire, parfois, le traumatisme et la mort. Revenu d’Afghanistan avec cette conscience, j’ai alors décidé de faire un travail sur le deuil de guerre. Le stress post-traumatique a surgi à ce moment-là, quand j’ai rencontré les familles et des soldats qui avaient perdu des camarades. Jusque-là, je connaissais le stress post-traumatique comme tout le monde, c’est-à-dire très mal. Je savais juste que c’était quelque chose qui existait. L’un des soldats que j’avais rencontré et dont le binôme avait été tué par un kamikaze en Afghanistan, m’avait confié conserver la « musette » de son camarade. Elle était là, dans son placard, encore recouverte de sang !
Après, la suite logique a été d’en discuter avec le personnel de la CABAT* qui organise des stages. On s’est mis d’accord pour que je puisse en suivre un et faire un reportage pour un magazine. C’est alors qu’est née concrètement l’idée de mener un travail en profondeur sur le stress post-traumatique comme je l’avais fait sur le deuil de guerre. J’ai alors enchaîné les stages et rencontré un grand nombre de soldats, dont beaucoup ont participé au livre que je viens de publier. Cela a été un cheminement assez long, qui m’a permis ensuite de filmer librement.
L’instructeur parle de la “réalité de la blessure” dès le début du film, en quoi cette séquence est-elle importante ?
La réalité de la blessure psychique est une découverte assez récente, objectivée par les neurosciences. La blessure est visible sur des images IRM : il y a réellement une rupture physiologique entre le cortex préfrontal et l’amygdale. Cela induit certains comportements de la personne en état de stress post-traumatique, comme par exemple revivre le ou les événements traumatiques avec la même intensité, la même peur, la même certitude de mourir. Ce n’est pas un simple souvenir, c’est vraiment un retour en arrière.
La blessure psychique est encore considérée comme une pathologie honteuse. Dès lors, pour le soldat blessé qui très souvent se compare aux blessés physiques, entendre qu’il y a une réalité de la blessure, dans leur cerveau, est un soulagement. Il peut enfin se dire “il y a vraiment quelque chose, ce n’est pas moi qui ai été faible”. On le voit d’ailleurs dans le regard des soldats qui se libèrent soudain d’un peu de leur culpabilité. Cette découverte est d’autant plus importante que le milieu militaire reste un milieu viril ou la force est une valeur supérieure.
Comment avez-vous réussi à faire accepter la caméra, à la fois par les autorités et par les militaires eux-mêmes ?
Mon reportage en 2010 a été assez inédit ; rarement, sinon jamais, un journaliste avait été « intégré » à ce point et si longtemps au sein d’une compagnie de combat. J’ai eu la chance rare que l’armée me laisse une liberté totale, d’être juste un type de plus dans le groupe de combat de ce sergent, ce qui m’a permis d’avoir une connaissance approfondie de qui sont les soldats, d’apprendre les codes, d’être parfaitement à l’aise avec eux.
Les livres que j’ai écrits dans la foulée, notamment le journal du sergent que j’ai accompagné, rédigé à la première personne, a été remarqué et primé. J’ai aussi eu l’occasion d’aller en Centrafrique et au Mali.
Pour des blessés, c’est important qu’ils n’aient pas besoin de vous expliquer le pourquoi du comment. Ils vous racontent leur histoire et ils savent que vous la comprenez, même s’ils donnent des détails techniques. Et puis, il y a le fait d’être allé là où ils sont allés, d’avoir vécu comme eux. C’est un bon moyen de faire tomber les barrières. Je ne suis pas un des leurs, peut-être une sorte de cousin si eux sont des frères entre eux. Avec les autorités militaires, surtout depuis mon travail sur le deuil de guerre qui les a alertés sur de nombreux points, on se connaît désormais bien, il y a une confiance mutuelle. Grâce à ces relations particulières, j’ai pu profiter de conditions de travail très favorables : là où normalement les journalistes dorment dans une chambre à part, je dormais avec les soldats, ce qui m’a permis de filmer certaines scènes de façon spontanée, comme celle sur les problèmes sexuels.
Au fur et à mesure du tournage, aviez-vous envie de montrer des choses particulières aux spectateurs ?
Des choses particulières, sans doute pas. Par contre, comme le SPT est une pathologie qui n’est pas connue, l’idée était d’en parler et de mettre des visages sur ces soldats blessés. Si on se tait, rien ne change ! Je voulais aussi faire prendre conscience, aux militaires comme aux civils, du niveau de souffrance que le stress post-traumatique engendre. La plupart de ces soldats ont des idées suicidaires ; beaucoup y pensent de manière très concrète : mettre des médicaments de côté, acheter une arme, regarder les questions d’assurance en cas de décès…
Est-ce que vous vous êtes auto censuré au moment de la prise de vue, au montage ?
Je n’avais bien sûr aucune censure au moment de filmer, mais j’avais une ligne rouge : l’état psychologique du soldat. Stéphane, que l’on voit au début du film, par exemple, m’avait dit ne pas vouloir revenir sur les événements qui l’avaient marqué. Pourtant, installé devant la caméra, c’est par là qu’il a commencé. Là, je coupe la caméra pour en discuter, m’assurer qu’il est conscient de ce qu’il fait, que c’est un choix assumé, une envie qu’il a de témoigner. Au montage, une autre limite sont les accusations nominatives et les descriptions trop dures et violentes de ce qu’ils ont vécu, que la plupart des spectateurs ne sont pas prêts à entendre. Des récits que je conserve par contre dans un livre, principalement parce que le public n’est généralement pas le même. Il est aussi plus facile de fermer un livre que d’éteindre sa télé. Ainsi, entre ce que Lara dit devant la caméra de ce qu’elle a vécu en Afghanistan et tout ce qu’elle m’a confié par la suite pour mon livre, il y a deux mondes. Elle y raconte par exemple froidement l’état d’un soldat mort d’une balle dans la tête ; dans le film, une telle scène aurait été impensable.
Est-ce qu’au montage le choix des séquences a été évident pour vous ?
Ça a été assez naturel. Nous n’avions pas tant de rushes que ça : cinq jours de tournage, c’est court. Nous nous sommes calés sur le rythme du stage, dans lequel la chronologie est importante. Au fil des jours, les participants comprennent des choses, ils vont de mieux en mieux. Il y a une progression au cours de la semaine que nous voulions montrer, même si à l’issue du stage tout n’est pas résolu, loin de là.
Avez-vous été surpris par les propos de ces anciens soldats ?
Non, pas durant la semaine de tournage parce que je connaissais bien le sujet : j’avais déjà fait six ou sept stages. La découverte a plutôt eu lieu les mois précédents lors des entretiens que j’ai menés pour le livre. Je passais deux ou trois jours chez eux, et là, oui, j’ai plus d’une fois été sidéré par leurs récits.
Le « Souffle du canon » est votre premier documentaire, qu’est-ce qui vous a donné l’envie de filmer ?
J’ai été photographe, une activité que j’ai mise en pause au profit de l’écriture. Restait à découvrir le film, une envie qui mûrissait depuis quelques années. Vincent Gaullier, le producteur du film est un ami. C’est lui qui m’a poussé à me lancer. C’était une excellente idée ! De manière générale j’aime l’idée de traiter un sujet de différentes manières.
À votre connaissance, est-ce que ce film a eu un impact sur le processus de guérison de ces hommes et de ces femmes ?
Pour commencer, on ne peut pas parler de « guérison ». On ne guérit pas du SPT, même s’il est possible d’aller mieux au point de vivre une vie quasi normale. Il reste toujours des traces, plus ou moins importantes ; l’objectif est d’apprendre à vivre avec. Souvent, voir le film a été un choc pour eux, mais ce qui leur a fait du bien, c’est qu’on se soit intéressé à leur souffrance, que l’on soit venu à leur rencontre pour les filmer et entendre leur histoire après des mois ou des années de solitude et de rejet. Le film a aussi été un moyen de faire entendre ce vécu autour d’eux. Récemment, Stéphane m’a écrit un mot pour me dire que beaucoup de ses proches ou amis qui avaient coupé les ponts et qui avaient vu le film, étaient revenus vers lui pour s’excuser de n’avoir pas pris conscience de ce qui lui était arrivé. Rompre l’isolement est important, c’est un vrai moyen pour eux d’avancer.
Un tel film est aussi le moyen de comprendre leurs symptômes, la dépression, l’alcool, la violence… qu’il n’y a nulle honte dans le SPT, que n’importe qui peut « flancher » un jour. Tout simplement, en parler est important pour lever le voile qui flotte sur le traumatisme de guerre depuis toujours. Entendre ces soldats, d’une certaine manière, c’est aussi découvrir le vrai visage de la guerre. Plus que d’autres, ils disent les angles morts de la guerre, ceux que l’on ne veut pas voir. Malmenés par la vie, riches d’une expérience de vie particulière, ils sont porteurs d’une parole particulière que l’on gagne à écouter. L’on parle des soldats de 14, de 39, de l’Indochine, de l’Algérie, Maurice Genevoix vient d’entrer au Panthéon, et si bien sûr il n’est pas possible de comparer l’incomparable, le fait est qu’à travers le temps les récits des soldats varient peu. Il faut les écouter pour rompre leur isolement et les entendre parce qu’ils ont beaucoup à nous transmettre.
En cherchant des informations sur votre parcours, je suis tombée sur cette phrase « Nicolas Mingasson, écrivain, photographe et journaliste, tourne son regard vers les hommes et les femmes plongés dans des situations extrêmes. » En quoi ces situations vous attirent-elles ?
Parce que ces situations sont singulières. Les amitiés qui se font pendant la guerre, ou d’autres situations extrêmes, sont elles aussi singulières, solides et pérennes. Il n’y a plus de filtres, vous n’en n’avez plus ni le temps ni les moyens. Il faut être vous-même ! Quand vous êtes dans l’Arctique, où il fait -40°, en train de vous geler sur un traîneau, vous ne pouvez plus mentir ; si vous avez froid, il faut le dire, si l’autre à froid, il faut s’en occuper. On ne peut pas tricher. À la guerre, c’est pareil. Là où tout peut basculer en une fraction de seconde, vous allez à l’essentiel. Dans un entretien avec un soldat, bien sûr, on ne risque rien, mais là aussi il faut être soi-même, vrai, transparent, se donner à l’autre. Sinon, le soldat ne se livre pas. Ça ne peut pas être à sens unique ! Ces échanges sont purs, et avec eux, c’est aussi cela que je cherche à vivre. Auprès de ces soldats, croisés dans des stages ou ailleurs, quelque chose de particulier s’est noué, les barrières sont tombées pour toujours et ça c’est beau. On ne retrouve quasiment jamais ça dans la société.
Quels sont vos projets ?
Un projet de film en Bosnie, lié à la guerre, mais cette fois sur des femmes qui se reconstruisent économiquement et psychologiquement en tricotant des gants, des bonnets et des pulls pour des créateurs haut de gamme. Ce sont des femmes qui ont connu la guerre en Bosnie. Le film reviendra à la fois sur leur histoire personnelle, leur vie pendant la guerre et ce que représente pour elles le tricot, qui leur procure une autonomie financière, ce qui est très important dans une société patriarcale. Le tricot est aussi une activité ayant des vertus thérapeutiques, d’ailleurs de plus en plus souvent utilisée en hôpital psychiatrique. La laine est un matériau à la fois beau et chaud, les gestes répétitifs permettent de s’évader, ou au contraire de se retrouver en soi. Ce film parlera du combat de ces femmes depuis la fin de la guerre, un combat sans fin, et pour cela aussi héroïque que ce qu’elles ont pu vivre durant la guerre. La fin de la guerre ne marque pas toujours la fin de tous les combats.
*CABAT : la cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre
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