Un sac de puces
de Věra Chytilová

Sortie en salles le mercredi 17 septembre 2025.

À l’orée des années 1960, une génération de cinéastes très talentueux se fait remarquer en Tchécoslovaquie. Věra Chytilová, Jiří Menzel, Jan Němec, Jaromil Jireš, Juraj Herz, Ivan Passer ou avant eux Miloš Forman, ont comme point commun d’être issus de l’école nationale de cinéma, la FAMU (Faculté de cinéma et de télévision de l’Académie des arts du spectacle de Prague).

Tous cultivent également une distance de plus en plus affirmée avec le réalisme socialiste, comme d’autres compatriotes avec le socialisme tout court. Comme le résume bien cette blague alors courante en Tchécoslovaquie. « Qu’est-ce qu’il y a de mieux au monde ? Le socialisme. Et qu’est-ce qu’il y a de pire ? Qu’il soit appliqué chez nous. » La plaisanterie est rapportée par Antoine Marès dans le livre Culture tchèque des années 60.

Photo du documentaire Un sac de puces
Un sac de puces © Contre-jour

Le critique Paul A. Buisine, président de la Fédération internationale de la presse cinématographique (Fipresci) tente en 1967 de situer ce qu’il appelle le « jeune cinéma tchécoslovaque » :

« De toujours, le cinéma tchèque a tendance à s’écarter de la formule américaine de I’entertainment et maintenant souvent de celle du film à thèse politique soviétique. En prenant adroitement place entre ces deux tendances, il ne s’en attaque pas moins en général à des « cas » spécifiques, s’efforçant à donner une vivante image des conflits opposant l’homme aux idéologies, mettant l’accent sur l’évolution de l’individu aux prises avec les actuelles conditions d’existence comme avec les séquelles d’époques révolues. Si la fantaisie ne perd pas ses droits, ces œuvres sont dans leur grande majorité sérieuses, mûrement réfléchies, conservant à la réalité quotidienne toute son importance dans le comportement courant, à l’être humain une valeur intelligemment mesurée, aux faits une répercussion adroitement dosée. »

Věra Chytilová occupe une place singulière dans cette génération. Elle est d’abord la seule cinéaste femme, attentive en particulier aux jeux de séduction dont les femmes sont souvent les jouets, en proie aux désirs masculins. Ensuite, elle observe la réalité sociale avec une appétence toute particulière, qui se traduit par une recherche formelle débridée, au montage comme au tournage.

Avant Les Petites Marguerites (Sedmikrásky) en 1966, Věra Chytilová réalise Le Plafond (Strop) en 1961, Un sac de puces (Pytel blech) en 1962, puis Quelque chose d’autre (O něčem jiném) en 1963. Ces trois films ressortent en salles le même jour, en version restaurée par le distributeur Contre-jour.

Nous n’allons nous intéresser qu’à Un sac de puces pour son caractère plus explicitement documentaire. Le Plafond donne néanmoins le ton du cinéma naissant de Chytilová, et frappe par son style et son sens aigu de la satire. Mélancolique traversée de la condition féminine portée par l’extraordinaire Marta Kaňovská, Le Plafond évoque immanquablement la magnétique Monica Vitti dans L’Éclipse de Michelangelo Antonioni, sorti la même année.

Un sac de puces est écrit et réalisé avec de jeunes travailleuses d’une filature de Náchod, petite ville du Nord de la Bohème, à la frontière polonaise. Après Le Plafond, et avant le ravageur film L’Audition (Konkurs) réalisé par Miloš Forman l’année suivante en 1963, le talent de portraitiste de Věra Chytilová s’affirme dans toute sa virtuosité. Au service cette fois-ci d’un collectif, Chytilová s’attache néanmoins à chacune, avide de saisir les mille et une expressions de leurs mille et une histoires.

La jeune Eva Gálová rejoint la filature et la chambrée de son internat. Elle découvre Milada, Jana, Lida, Bozka, Mana, Alena. Elles ont moins de 20 ans et ne pensent qu’à rire et manger, et aux garçons qu’elles pourraient rencontrer. Elles rêvent de s’évader, de rompre leur confinement et le morne train-train du travail-école-loisirs obligatoires. Au moment où son petit ami doit partir à l’armée, Jana la frondeuse, outrepasse les règles collectives par son comportement de plus en plus libre.

Photo du documentaire Un sac de puces
Un sac de puces © Krátký Film Praha

La caméra qui pense tout haut

Le personnage d’Eva Gálová est le prétexte à inventer une caméra qui pense à voix haute, dans des registres souvent impertinents. La caméra et sa voix off commente ainsi ses images de manière crue, critique ouvertement, se moque de chacune et de leur physique, de leurs gestes, de leurs réactions. La voix se plaint que les ouvrières ne jouent pas avec elle : « Elles m’ignorent complètement » dit-elle sur le ton de la déception. Voix intérieure du film pour le spectateur, la caméra, par sa présence, est une invitation au jeu. Les ouvrières la prennent à partie, l’apostrophent ou la regardent tranquillement dans les yeux, soulignant la dimension participative du présent de l’expérience. La séquence dans la machine à filer est même tournée en caméra « strictement » subjective.

Ce procédé qu’aucun cinéaste ne ressent le besoin de justifier depuis longtemps est particulièrement neuf à ce moment du cinéma avant le direct. En 1962, le son n’est pas encore enregistré en même temps que l’image. La synchronisation est donc reconstruite au montage. 

À défaut de pouvoir répondre du tac au tac, la caméra incarne la cinéaste à travers le personnage d’Eva, affirmant son regard et sa place à travers son œil mécanique. Jaromír Šofr opère cette caméra pour la deuxième fois seulement de sa carrière, après Le Plafond, et fera ensuite une longue carrière notamment pour Jiří Menzel. Cette caméra manifeste sans relâche sa soif de saisir l’instant. Chaque moment s’éparpille au montage pour créer un tourbillon de sensations. Avec sa voix chuchotée, la caméra dispute le cadre avec les ouvrières. Elle incarne un ferment secret et dissonant. Elle est une certaine idée joyeuse de la Liberté en République socialiste tchécoslovaque.

Microcosme socialiste

La filature de Náchod est un microcosme à l’image du pays. La liberté est étroitement surveillée. L’usine est le prolongement de l’école et de l’armée. Derrière l’insouciance désordonnée de la chambrée, un espace social fortement structuré, dans lequel le temps comme la production sont collectivisés.

La journée démarre à 4h30. L’école est obligatoire, la couture est obligatoire, la gymnastique est obligatoire. Les jeunes femmes ne peuvent sortir sans avoir d’autorisation spéciale. Elles apprennent la géographie, sans être sûres de pouvoir un jour sortir du pays, sauf à décrocher encore une fois une autorisation.

De ce point de vue, Un sac de puces est autant une fable qu’un avertissement par petites touches progressives. Derrière la chronique légère d’un mouvement juvénile et séditieux, Věra Chytilová raconte à travers l’expérience de Jana, les limites que le système peut accepter. Ce que le socialisme fait à l’individu et à ses velléités d’émancipation. « C’est pire que de garder un sac de puces », confesse un contremaître à la caméra.

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

Un sac de puces (Pytel blech) – Réalisation : Věra Chytilová – 1962 – 43 min – Production : Krátký Film Praha – Distribution : Contre-jour.

Publié le 11/09/2025 - CC BY-SA 4.0

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