Le festival Next Library au Danemark
Un événement ludique et expérimental pour affronter de vrais challenges

Du 24 au 27 mai 2025 avait lieu le festival Next Library à Aarhus au Danemark. Organisé tous les deux ans depuis 2009 par la bibliothèque d’Aarhus (avec des éditions satellites dans d’autres pays, par exemple à Séoul en 2026), ce festival rassemble plus de 350 bibliothécaires de tous les pays autour de deux objectifs : faire réseau et partager bonnes idées et innovations. Trois jours vibrionnants auxquels nous avons eu la chance de participer, pour ramener quelques idées à appliquer, ou à adapter.

« Playful is powerful » : infuser du jeu partout

Tableau noir avec tout le programme du festival écrit à la main autour d'un arbre dessiné
Le programme du festival Next Library

Dans sa forme même, Next Library est un festival ludique. Tout est fait pour que l’on n’ait presque pas l’impression de participer à un événement professionnel. Quitte à inviter les participants à se mouiller, au sens littéral du terme, avec une baignade organisée le dimanche matin pour « briser la glace » (nb : sur les 30 inscrits, dont moi-même, seuls 10 se sont réellement baignés). Après cette petite baignade introductive, les choses sérieuses peuvent commencer, mais sans jamais avoir l’air vraiment sérieuses. On débute avec la présentation de la bibliothèque d’Aarhus le dimanche après-midi. La bibliothèque Dokk1 ouverte il y a 10 ans, en 2015, est la tête de réseau des 18 bibliothèques d’Aarhus, avec ses 18 000 m², sa très large amplitude horaire (8h-22h avec et parfois sans personnel), et une multitude d’espaces pensés pour différents usages (par exemple, la rampe, un immense espace gradiné utilisé pour les animations et les expositions).

L'intérieur de la bibliothèque d'Aarhus
La bibliothèque d’Aarhus
La bibliothèque d’Aarhus

La présentation de la bibliothèque est loin du traditionnel powerpoint. La session se présente sous la forme d’un embarquement pour une destination indiquée sur un boarding pass, en fonction de ses centres d’intérêt (la littérature, le numérique, les partenariats, etc). Des hôtes et hôtesses de l’air (des membres de l’équipe) nous accueillent et nous offrent boissons et rafraîchissements. Marie Østergård, la dynamique directrice de la bibliothèque d’Aarhus, arrive sur scène avec une casquette de commandante de bord et nous avertit qu’il va y avoir quelques turbulences… La salle entière joue le jeu, avant de poursuivre le parcours pour arriver à la destination choisie.

Une salle de conférence avec sur scène une femme de dos (la directrice de la bibliothèque) levant les bras et tout le monde dans la salle l'imitant.
Conférence de présentation de la bibliothèque d’Aarhus

Dans la bibliothèque et autour, le jeu est présent partout : tapis, échecs, jeux de société, espaces de jeux pour enfants dehors et dedans… Cette approche ludique est soulignée par la conférence introductive de David Pallash, directeur de l’apprentissage par le jeu chez Lego (l’un des mécènes de la bibliothèque d’Aarhus), qui rappelle l’importance du jeu, chez les enfants comme les adultes, et demande aux participants de construire un canard en Lego virtuel sur une application. Les canards boiteux qui s’affichent en direct à l’écran font beaucoup rire les participants, tout en démontrant efficacement que la créativité est propre à chacun.

Les sujets les plus sérieux peuvent aussi devenir ludiques. Par exemple, la littérature, l’un des axes majeurs du projet de la bibliothèque d’Aarhus (le nombre de lecteurs est en augmentation au Danemark, de même que le nombre de prêts de livres). La lecture est une chose sérieuse, mais les actions autour de la lecture ne doivent pas oublier d’être participatives et ludiques. Les bibliothèques d’Aarhus organisent un grand nombre de promenades littéraires dans les cimetières, les parcs… mêlant exploration de la nature, activités en plein air et lectures d’extraits de romans ou de poésie sur un thème choisi à l’avance. Les bibliothécaires travaillent également à la création de jeux, type escape games, à partir de classiques de la littérature.

Une bibliothécaire est debout à côté d'un grand paperboard rempli de photos, de textes, de post-it...
Présentation des travaux d’un groupe de travail de la bibliothèque d’Aarhus autour de la littérature

Les sciences aussi peuvent être ludiques, comme l’a montré la passionnante conférence du scientifique néerlandais Menno Schilthuizen sur le thème « Le naturaliste urbain : comment faire de la ville votre terrain de jeu scientifique », exhortant chacun à devenir un scientifique amateur dans son jardin ou dans sa rue grâce aux sciences participatives.
Dans les présentations de projets des autres bibliothèques aussi, une place importante est faite au jeu, à l’image de la bibliothèque de Luisenbad à Berlin, qui chaque été transforme ses espaces en parc d’attraction en carton, ou encore une bibliothèque de Lombardie qui a créé un Trivial Pursuit local avec un groupe de personnes âgées.

« Yes, we made a mistake » : l’innovation par l’expérimentation

C’est le mantra du festival Next Library, et plus largement de la bibliothèque d’Aarhus. Oui, on fait des erreurs, et on assume. L’ADN de la bibliothèque et du festival est construit sur ce souci d’expérimenter, de construire des prototypes, de les tester, les abandonner si besoin, les améliorer sans cesse. L’erreur érigée en philosophie, voilà qui est inhabituel pour des bibliothécaires, et on entendra résonner la phrase « Yes, I made a mistake! », tout au long du festival (ce qui transformera l’oubli du logo d’un partenaire sur un support de communication en motif de rire généralisé).

Au cœur du festival Next Library se trouve l’idée de partager les innovations en bibliothèques. La bibliothèque d’Aarhus montre l’exemple, comme lieu d’accueil à l’origine du festival, mais l’idée est de présenter des projets du monde entier, notamment à travers les « Ignite talks », des sessions de présentations très courtes (5 minutes) suivies d’espaces de discussion. La volonté d’expérimenter et d’innover est le fil conducteur de ces sessions, mettant l’accent sur le processus plus que sur le résultat : comment est née l’idée et comment celle-ci a évolué, face à la réalité, au contexte, pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. 

Par exemple, le lauréat du prix de l’innovation de Next Library est le Take away art pack de la bibliothèque de bandes dessinées d’Athènes. Un projet innovant conçu sans aucune technologie. La bibliothèque de BD d’Athènes a commencé par créer de petites enveloppes comprenant des livres et du matériel pour des activités créatives, avec des tutoriels traduits en quatre langues, qu’elle distribuait aux enfants dans des camps de réfugiés. Le projet, par sa qualité et sa simplicité, a séduit de plus en plus de familles, qui étaient prêtes à acheter ce kit pour leurs propres enfants. La bibliothèque a donc élargi le projet, allant jusqu’à créer une box mensuelle. Pour chaque boîte vendue, une boîte est créée pour un enfant dans un camp de réfugiés.

Boîte en carton contenant un kit de matériel créatif
Take away Art Pack © Comics Library Athènes

De même, la place faite au Tinkering pendant tout le festival témoigne de cette volonté d’expérimenter, d’apprendre en faisant. Le Tinkering, comme nous l’expliquaient Marguerite Alves et Karen Letourneau de la bibliothèque départementale de Seine-et-Marne, qui l’ont expérimenté dans le cadre d’un projet européen, « cela vient de l’anglais « to tinker », qui peut se traduire par bidouiller, ou plutôt penser avec les mains. Il s’agit d’utiliser des matériaux de récupération pour répondre à des petits défis. L’ambition est de décomplexer les personnes qui pensent ne pas avoir la légitimité scientifique. Cela s’adresse à toutes et tous et permet de mélanger les publics. » À Next Library, le « Tinkering Dream Lab », un espace accessible tout au long du festival dédié à l’expérimentation du Tinkering, a rencontré un grand succès auprès des participants.

Perosnnes debout autour de tables couvertes de matériel créatif
Espace de Tinkering au festival Next Library

La « Democracy Fitness » et la bibliothèque au services des communautés

Le mot le plus entendu lors de ce festival, après mistakes, a sans doute été celui de democracy, souvent accolé à celui de challenges. Sans que ceux-ci soient clairement énoncés, ils étaient la toile de fond de ces rencontres. Il s’agissait moins de fournir aux bibliothécaires des outils pour lutter contre les menaces faites à la démocratie, que de donner aux citoyens les moyens d’exercer cette démocratie à leur échelle.

Car les bibliothèques, partout en Europe, se voient comme un espace de construction de l’exercice de la démocratie, où l’on apprend à se confronter à l’autre et à respecter ses opinions. Entendu plusieurs fois également : « si ce n’est pas la bibliothèque qui le fait, qui le fera ? » L’une des solutions envisagées est le « Community hub » : il s’agit, pour les bibliothèques, de servir des communautés et de leur donner les moyens de « s’empouvoirer ».

Dans les projets présentés par les autres bibliothèques comme dans les conférences magistrales, la démocratie est partout. En premier lieu aux Pays-Bas, où les bibliothèques se transforment, peut-être plus qu’ailleurs encore. La bibliothèque Oba à Amsterdam, qui est indépendante mais financée par la ville, a mis en œuvre un important plan de rénovation, en transformant ses branches en community libraries, embauchant moins de bibliothécaires et plus d’animateurs, chargés de travailler avec les associations et partenaires locaux. À Utrecht, une « maison de la citoyenneté active » a été lancée par la bibliothèque il y a un an et demi, sorte de club pour les associations et groupes de citoyens locaux qui peuvent s’y réunir et organiser des débats, projections, cafés citoyens, tant qu’elles répondent à une charte.

La bibliothèque d’Aarhus, à nouveau, donne le la. L’un de ses six piliers est ce qu’elle appelle la « conversation démocratique ». Si le centre-ville d’Aarhus et la bibliothèque Dokk1 semblent être des endroits paisibles, exempts de précarité (en tous cas, de précarité visible), d’autres bibliothèques en périphérie rencontrent davantage de challenges (pour ne pas dire difficultés, car ce n’est pas vraiment l’esprit de Next Library, vous l’aurez compris). C’est le cas de la bibliothèque de Gellerup, récemment rénovée, où l’engagement des usagers est vraiment travaillé et sollicité. Le quartier de Gellerup est souvent cité dans la presse pour les multiples tensions qui y ont cours. Il s’agit d’un quartier très défavorisé, avec près de 90% d’habitants issus de l’immigration, et qui est officiellement reconnu comme un « ghetto » par les autorités danoises. À sa réouverture après d’importants travaux, la bibliothèque a donc mis l’accent sur cette « conversation démocratique », engageant de nombreux partenariats avec les associations locales, et mettant le débat au cœur de sa programmation. L’idée est de créer un « safe and challenging place » : pas seulement un lieu sûr, mais aussi un endroit où le désaccord est possible. La bibliothèque a créé une sorte de salon de conversation où sont évoqués tous types de sujets (du changement climatique à la fin de vie), avec la participation d’experts, mais qui ne sont pas sur une estrade et dont la parole ne vaut pas plus que celle des citoyens. Lors d’une conférence sur le thème « De quoi rêve-t-on à Gellerup », 80 personnes ont participé et 36 ont pris la parole. L’idée n’est pas forcément d’être d’accord ou de créer un terrain d’entente. Pour animer le débat, les membres de l’équipe ont été formés à la gestion de conflits.

Enfin, un appel à muscler la démocratie au sens propre est lancé, avec une séance de fitness démocratique à laquelle ont participé les 350 bibliothécaires présents lors de la soirée d’ouverture. Partant du principe que la démocratie n’est pas innée mais qu’elle doit se travailler, comme une pratique sportive, l’association danoise a identifié 10 muscles pour renforcer sa pratique de la démocratie : écoute active, empathie, désaccord, curiosité, courage… Le fitness démocratique a été développé en 2017, d’abord au Danemark puis dans d’autres pays (Allemagne, Slovénie, Suède, Suisse…) avec plus de 500 coaches formés. À quand la France ?

Next Library, c’est donc énormément de café, beaucoup de nouveaux contacts, des tonnes de bonnes idées, de la bonne humeur et du karaoké. On se sent parfois un peu seule, en tant que Française. D’abord parce que les Français, et même les francophones, étaient totalement absents. Ensuite parce que le « modèle » français est unique (et complexe à expliquer : la formation, les concours, le statut, les financements… ) Aussi parce que notre culture (professionnelle et plus largement) est très différente. L’idée de communauté, par exemple, résonne différemment pour nous. Donner les clés de la bibliothèque n’est pas dans nos habitudes. Et, peut-être est-ce dû à notre propension à nous plaindre, mais nous parlons plus volontiers de difficultés que de challenges, et préférons parfois une prise de parole radicale à un plaidoyer inspirant. Mais que de bonnes idées à piocher ici, à nous approprier, à adapter, pour nous rapprocher un peu de nos voisins, dont nous partageons finalement les difficultés tout comme les valeurs.

À noter : l’appel à projet pour présenter un projet à Next Library a lieu à l’automne et donne lieu à une exonération du ticket (pas donné : autour de 500 euros). Stay tuned 😉

Publié le 16/06/2025 - CC BY-SA 4.0

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