L’Invasion
de Sergueï Loznitsa

Sortie en salles le mercredi 8 octobre 2025.

Le 5 février 2018, le gouvernement ukrainien soumet au parlement un projet de loi pour établir la devise officielle des Forces armées ukrainiennes : « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! ». Avec l’invasion du pays quatre ans plus tard par l’armée russe, Slava Oukraïni (Gloire à l’Ukraine) ! Heroïam slava (Gloire aux héros) ! s’impose rapidement comme la devise de tous les Ukrainiens, civils comme militaires.

Né en 1964 en Union soviétique dans l’actuelle Biélorussie, Sergueï Loznitsa s’est formé en Ukraine comme ingénieur et mathématicien, puis au VGIK, l’Institut national de la cinématographie à Moscou. Cinéaste des foules, Loznitsa se passionne pour les grands rassemblements collectifs et mémoriels, filmés par exemple à Berlin pour Le Jour de la Victoire, ou remonté à Moscou pour L’Événement. Son œuvre magistrale croise l’histoire présente de l’Ukraine pour la première fois en 2014 avec Maïdan. La tension politique est alors à son comble pendant cet épisode décisif. Avec les chants collectifs, la parole politique occupe une place fondatrice, expression d’une identité nationale émergente, d’un nouvel espoir.

Dix ans plus tard, Sergueï Loznitsa achève pour ARTE une série présentée d’un seul tenant au cinéma par Potemkine. À l’ouverture de ce portrait collectif, la foule est encore première, mais le recueillement impose son silence. Les chants sont devenus des prières, l’expression d’une gravité nouvelle. Les Ukrainiens se rassemblent pour se défendre.

Photo du documentaire L'Invasion
L’Invasion © Atoms & void

Pour Sergueï Loznitsa, les héros ne sont pas seulement les combattants, vivants ou morts, ce sont tous les Ukrainiens sans exception. Le cinéaste s’attache à montrer comment les mêmes gestes continuent de rythmer la vie sociale. Ainsi la baignade en eau glacée pour célébrer l’épiphanie orthodoxe ; ainsi la messe donnée pour la mort d’un soldat ; ainsi la naissance d’un bébé à la maternité ou le mariage d’un jeune soldat sous les drapeaux.

Les rites de la vie continuent ainsi de s’accomplir, même si la guerre et la mort rôdent plus que jamais. Les soldats sont partout mais à l’exception des uniformes, rien ne les distingue vraiment des autres Ukraniens. Autour d’eux une société en lutte, qui leur porte assistance, les réconforte jusque sur la ligne de front. Cette extraordinaire mobilisation de la société civile a frappé le cinéaste, qui montre les bénévoles apportant des cadeaux aux soldats, ou animant des fêtes pour les enfants les pieds dans la neige. Cette solidarité dans l’adversité traverse les familles meurtries, au côté des invalides de guerre dans une clinique de rééducation motrice. Ailleurs, des personnes âgées s’échangent du ravitaillement au beau milieu d’un pont effondré. Sergueï Loznitsa filme avec la même attention et la même affection tous ces gestes, pour nous dire que le pays est toujours en ordre de marche.

Fidèle à son rythme, le cinéaste prend le temps de restituer chaque instant dans la longueur, en prenant à contre-pied la vitesse de la guerre. Celle-ci s’inscrit néanmoins dans un hors-champ toujours menaçant. Les sirènes prévenant d’une attaque aérienne (les mêmes qui retentissent tous les premiers mercredis de chaque mois en France), portent régulièrement une ombre à ces tableaux vivants, sans que le danger ne semble paniquer les Ukrainiens. Soudain, la mort frappe un immeuble résidentiel. Le rythme s’accélère pour épouser l’urgence et le travail des secouristes, toute la nuit durant. L’urgence électrise encore la séquence suivante, dans la salle d’opération de l’Hôpital.

Deux séquences m’ont particulièrement marqué par leur rigueur formelle et leur magistrale réalisation. Dans chacune, le discours comme le chant occupent une place centrale.

Photo du documentaire L'Invasion
L’Invasion © Atoms & void

La première démarre un matin froid de février, à l’arrivée des enfants à l’école primaire, déposés par un vieux bus scolaire de l’ère soviétique. Le bâtiment en béton frustre et grisâtre est comme figé dans le temps et dans sa fonction. Seul l’escalier central et ses rambardes dénotent avec leurs couleurs défraîchies, bleu et jaune, celles du drapeau ukrainien. Dans le plan suivant, les enfants chantent la main sur le cœur, une ode à la fraternité et au sacrifice pour la liberté, en référence à celle du « peuple cosaque. » Nous sommes l’Histoire longue. Assis dans la classe, les enfants écoutent leur professeure présenter les dessins qu’elle a préparés pour eux sur le tableau. Elle leur parle courageusement de la paix mais également de la mort des soldats ukrainiens. L’alerte aérienne déplace la classe dans les sous-sols non chauffés de l’école.

La classe continue, interrompue par un chant bien particulier, qui résonne sur les visages innocents des enfants. Ils entonnent Oh l’obier rouge dans la prairie, une marche patriotique de 1875. Réécrite par le poète Stepan Charnetskyi durant la Première Guerre mondiale, elle est reprise par l’Armée insurrectionnelle ukrainienne après 1942. La marche revient après l’Invasion, grâce au groupe ukrainien BoomBox et la version de Pink Floyd, Hey, Hey, Rise Up. Nous sommes à nouveau – l’air de rien – dans l’Histoire longue. Par-delà les symboles, le quotidien reprend bien vite ses droits sur l’Histoire, et la classe continue sa leçon, cette fois-ci de géographie.

La seconde nous replonge dans le deuil et le recueillement. Dans le cœur baigné de lumière d’une église orthodoxe moderne, le cercueil d’un jeune soldat mort au combat est placé en son centre. Autour de son portrait souriant, le pope chante la Pannychide, un office de requiem célébré séparément de l’office des funérailles. Quatre chanteurs en mezzanine participent à l’office avec une remarquable qualité musicale. Fidèle à la liturgie, le pope infléchit progressivement sa mélopée, évoquant le sacrifice du soldat Ostap, « héros de l’Ukraine ».

Le montage s’attarde sur les visages fermés ou contemplatifs des camarades de lycée ou de tranchée. Progressivement la caméra se rapproche de la famille suspendue par le chagrin, de la mère effondrée qui cache son visage, pour terminer sur le père. En uniforme de combat et en gilet pare-balles, casquette sur la tête, celui-ci cache sa peine derrière ses lunettes noires. L’émotion est à son comble lorsque le pope prononce pour terminer son office, le nom de chaque membre de la famille, jusqu’alors simples anonymes.

Le film se termine sur d’autres formes de commémoration que nous ne dévoilerons pas, mais qui composent un vaste répertoire d’une matière vivante, celle d’un temps où le présent se conjugue à l’Histoire. Sergueï Loznitsa célèbre avec simplicité la dignité opiniâtre des Ukrainiens, dans les petits comme dans les grands fracas de leur histoire.

Nota bene
Avec Génération Ukraine et L’Invasion, ARTE coproduit des cinéastes ukrainiens pour leur permettre de filmer leur pays et de diffuser leurs œuvres dans les festivals de cinéma comme sur les chaînes européennes. Saluons ces initiatives nécessaires pour nous faire appréhender la résilience obstinée des Ukrainiens.
Résilience : « qualité de quelqu’un qui ne se décourage pas, ne se laisse pas abattre. »

Julien Farenc

Bande annonce

Rappel

L’Invasion – Réalisation : Sergueï Loznitsa – 2024 – 2 h 24 min – Production : Atoms & Void ; ARTE France – Distribution : Potemkine

Publié le 07/10/2025 - CC BY-SA 4.0

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