Le Cri des fourmis
de Liliane de Kermadec, avec Marisa Adano, Patricia Ayala, Xenia Itte, Graciela Jorge, Silvia Martinez, José Mujica, Stella Reyes, Maria Elia Topolansky, Lucia Topolansky

Sortie au cinéma Le Saint-André des arts, Paris, le mercredi 24 mai 2017.

Liliane de Kermadec est de nouveau en route avec constance et énergie.  Le cri des fourmis est son chemin d’Amérique, accostant aux rivages et pénétrant dans la pénéplaine de l’Uruguay, ce triangle fertile entre les deux géants du sud que sont le Brésil et l’Argentine. La direction empruntée par la cinéaste est celle dont témoignent les femmes rencontrées. Femmes engagées, femmes dont l’histoire croisa le Mouvement de Libération National-Tupamaro dans les années 1960-1970, la dictature puis, la démocratie retrouvée, la légalité. 

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Le Cri des fourmis © Liliane de Kermadec, cinéaste

L’avis de la bibliothécaire

Invitation au voyage…

« Le tournage d’un film est comme un voyage en diligence dans l’ouest sauvage. Au début on espère faire un beau voyage puis, très vite, on se demande si on arrivera à la bonne destination. » François Truffaut
 
Hésitations, hasards, chemins de traverse, surprises, impasses, le tournage est un temps où l’aléatoire oriente, décide, conseille. Il est expérience, traversée, dans un dialogue parfois chanceux avec la réalité. Il n’empêche que ce voyage est fait de préparatifs, qu’il procède par étapes, qu’il a ses amers. Les interviews sont les jalons, les cailloux du petit poucet, sur le chemin de la mémoire de femmes exceptionnelles qui furent guerrilleras, subirent et luttèrent contre la dictature (1973-1985) puis choisirent la voie de la légalité. Deux figures masculines construisent également le film : José Mujica et Raul Sendic, tous deux aux fondements du mouvement Tupamaro. Le film aurait pu céder aux tentations de l’éloge, de la grandiloquence mais rien de tel ici. Mujica, président de la République Orientale de l’Uruguay de 2010 à 2015, est filmé à la tribune des Nations Unies en 2013 dans la simplicité de son discours qui place l’Uruguay de la fin du XX° siècle aux coeur d’avancées démocratiques et sociales tandis que sa voix humaniste viendra apporter une dimension d’avenir en fin de film. Entre ces deux temps de parole Mujica apparaît à l’image, silencieux, anonyme, dans un meeting politique où flotte le visage du Che sur une banderole. Sa modestie, son intégrité, son éthique seront évoquées par celles qui, avec lui, furent en lutte. Le titre du film fait référence à son expérience d’otage et de prisonnier de la junte (deux ans au fond d’un puits),  » Quand j’étais otage j’écoutais le cri des fourmis » et montre une connaissance profonde de l’être humain dite avec des mots dépouillés de tout artifice, des mots nus, à l’os. Raul Sendic (1925-1989) et la marche des cañeros  (les ouvriers de la canne à sucre du nord du pays)  vers Montevideo auront une place d’importance car leurs revendications participeront à la prise de conscience de la jeunesse de la capitale. 
La révolution, la guérilla est aussi et surtout dans le film une affaire de femmes. Elles seront huit à témoigner : Marisa Adano, Patricia Ayala, Xenia Itte, Graciela Jorge, Silvia Martinez, Stella Reyes, Maria Elia Topolansky, Lucia Topalansky. Chacune d’elle avec sa personnalité et son histoire évoquera son cheminement vers la clandestinité et l’activisme, chacune avec force, dans un rapport lucide à l’inspiration que furent la révolution cubaine ou l’influence familiale. Toutes diront leur désir de justice et de radicalité.
 
Dans le mouvement des témoignages s’imposeront les souvenirs de la prison et de la torture. Les temps verbaux des récits oscilleront alors entre le passé et le présent, celui des traumatismes avec lesquels la vie doit se faire un chemin, continuer. Si Lucia Topolansky, sénatrice, compagne de toujours et femme de Mujica depuis 2005, est saisie dans un discours politique, idéologique, sa soeur jumelle, Maria Elia, désirera nous faire partager les circonstances de ses deux évasions avec l’importance des compañeros dans leur organisation et leur réussite. Elle énoncera ce dont tous les autres récits témoignent : la fidélité, l’attachement à ce qui fut. Nulle place pour le regret. Les vies sont signifiantes, les vies et les engagements sont centraux dans le processus démocratique de l’Uruguay.
 
Dans ce voyage au coeur des mémoires individuelles et de l’histoire collective, la voix (off) de Liliane de Kermadec prend en charge le récit historique, celui de l’Europe et des Espagnols à la conquête du Nouveau Monde, du passage vers les Indes, celui de la découverte, celui des massacres, celui de la lutte et de l’exécution de Tupac Amaru, le serpent brillant. Deux siècles plus tard, la révolte du Marquis d’Oropesa, Tupac Amaru II, cacique indien qui lutta contre l’exploitation des indiens et l’abolition de l’esclavage des noirs échouera. Sa femme et ses enfants seront exécutés, Tupac amaru II, décapité, écartelé. La réalisatrice donne des éléments de compréhension aux racines historiques des Tupamaros et des mots au mouvement révolutionnaire, rendant hommage aux activistes, à la clandestinité, à la résistance. Trois balises, sous la forme de citations, viendront l’aider dans cette démarche. Jules Supervielle né en Uruguay de parents émigrés français, Lautréamont (lui aussi né en Uruguay) et un long extrait du troisième chant de Maldoror, une pensée de Montesquieu. Liliane de Kermadec est partie en Uruguay avec sa culture, avec des repères qui s’arriment à ce qu’elle rencontre tout en ouvrant un horizon d’inconnus et d’incertitudes.

Correspondances…


Aller vers, entrer en relation, regarder est aussi le travail de ce film. Etre dans le mouvement des paysages (utiliser les travellings) qu’ils soient océaniques, fluviaux ou des plaines. L’oeil découvre, s’éprend, interroge la nature, la beauté physique de ce pays d’eau, d’écume atlantique, de pampas, de ciels hauts et profonds de nuages. La faune millénaire, les oiseaux, y côtoient les animaux domestiques par millions (chevaux, moutons, ruminants) implantés au long des jours et des siècles depuis la conquête. Le Rio de la Plata, le fleuve d’argent, étale, est la voix du mythe et de l’histoire. La réalisatrice se déplace dans cet espace ample vide de population où chevauchent les gauchos. Elle se heurte à l’indifférence de l’animal emblématique, le cheval, face à sa proposition d’échange. Mais ne l’apostrophe-t-elle pas en français? Là où le dialogue s’ébauchera sera la ville. Montevideo, ses maisons de couleurs, son pittoresque colonial mais surtout ses murs, ce qu’ils murmurent (murs murs), ce qu’ils hurlent, espèrent, ce à quoi ils renvoient. La ville, les murs de la ville parlent, échangent avec Liliane. Ils correspondent, ils dialoguent avec ce que disent les témoignages. Ils forment avec les entretiens et le récit historique un ensemble de champs/contre-champs fait de gravité (la dictature et la torture sont des douleurs à vif) et d’espoir (« l’éducation est une arme de construction massive »). Liliane de Kermadec choisit de ne pas laisser les témoignages dans la seule continuité des mots mais d’y enchâsser les images, souvent en trompe l’oeil, l’art des rues et des murs qui disent la mémoire collective. Les murals sont à la fois devoir de mémoire et d’histoire tout autant que lutte du présent. Par moments, par touches très discrètes, c’est une logique aux lisières du surréalisme et de l’association d’idées qui prévaut. Le hasard, s’il existe, affecte celle qui y est préparée… Le montage crée des significations tout en donnant corps et vie à la mémoire populaire nourrie et stimulée par ces créations murales. Musée et bibliothèque vivants, elles consignent traumas et espoirs.
Les derniers mots seront ceux d’Agata, adolescente éprise d’art, de littérature, de théâtre et de danse rencontrée dans la rue où elle se produit et interrogée par Liliane, en espagnol cette fois. Avec un doux sourire elle exprimera ses aspirations. C’est dans ce désir que nous prendrons congé. Le voyage loin de s’effacer, dessinera encore son mouvement… 

Rappel

Le Cri des fourmis de Liliane de Kermadec, production Liliane de Kermadec cinéaste, financement participatif kiss kiss bank bank, 2016, 1 h 02 min
 
Distribué par Les Films du Saint-André des Arts

Le Cri des fourmis bande annonce from Liliane De Kermadec on Vimeo.

Publié le 24/05/2017 - CC BY-SA 4.0

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